Des multiples collaborations entre marques et artistes aux galeries d’art devenues de véritables multinationales, jamais les liens entre l’art et le luxe n’ont été si étroits. Pourquoi ? Et avec quelles conséquences ? L’Œil analyse le phénomène.
La deuxième édition de Paris+ par Art Basel se tenait il y a quelques semaines au Grand Palais éphémère : plus de 35 000 visiteurs ont pris leur billet pour parcourir les stands de 154 galeries du monde entier, venues présenter la crème de l’art moderne et contemporain. En guise de prologue à cette déambulation, une malle géante siglée Louis Vuitton invitait à découvrir pêle-mêle dans son intérieur monogrammé des œuvres originales de Richard Prince, de Refik Anadol ou de Yayoi Kusama, ainsi que des commandes passées par la griffe à des artistes : le sac et la toile créés en partenariat avec Takashi Murakami, les bagages revisités par Damien Hirst ou encore le sac Alma vernis par Stephen Sprouse. Enfin, un mur était consacré aux nouveaux modèles Artycapucines, une collection d’accessoires lancée en 2019, signés des artistes Ewa Juszkiewicz, Liza Lou, Tursic & Mille, Ziping Wang et Billie Zangewa.
« Du sac de luxe à l’œuvre d’art contemporain, on est passé du must-have (« ce qu’il faut avoir ») au must-keep (« ce qu’il faut conserver »), mais dans une même logique de distinction ostentatoire », notait déjà il y a dix ans la sociologue Nathalie Heinich dans son ouvrage de référence, Le Paradigme de l’art contemporain. C’est à la Frieze, la foire londonienne, que le whisky de luxe Royal Salute a choisi pour sa part de présenter la suite de sa collection The Art of Wonder, associant un flacon de 53 ans d’âge à une édition d’artiste en série ultra-limitée. La Britannique Kate MccGwire avait ainsi imaginé en 2022 le coffret Forces of Nature et c’est un autre Britannique, Conrad Shawcross, qui signe cette fois un objet en verre sculptural à l’inspiration cosmique. Quant à la marque Lancôme, elle a fait poser ses égéries dans les galeries du Louvre pour les besoins de sa campagne publicitaire et a lancé dans la foulée une gamme collector de fards célébrant la rencontre de la cosmétique et de la beauté antique. Jusqu’aux hôtels de luxe, qui offrent à leur clientèle de vivre dans leurs murs « l’expérience de l’art », à l’instar du groupe hôtelier Belmond (propriété de LVMH), qui s’est associé à la Galleria Continua, afin de placer des œuvres dans ses différents établissements. D’une sculpture de Leandro Erlich à la Villa San Michele (un ancien monastère du XVIe siècle offrant une vue imprenable sur la ville de Florence) à l’installation de Daniel Buren, à découvrir l’an prochain au Copacabana Palace, à Rio de Janeiro (Brésil), cet emblématique programme curatorial, baptisé Mitico, entrera en 2024 dans sa troisième saison. L’art, selon la formule consacrée des dépliants publicitaires, est « un vecteur d’émotion ».
Ce mélange des genres décomplexé n’étonne plus, tant les collaborations des marques de luxe avec des artistes sont aujourd’hui pléthoriques. Le comble étant qu’elles ne se traduisent pas systématiquement par des produits spécifiques commercialisés. Un peu plus loin dans les allées de Paris+ par Art Basel, on pouvait ainsi découvrir cette année Un autre monde, une installation « poétique et olfactive » mise en mots et en images par le plasticien franco-malgache Joël Andrianomearisoa pour Diptyque. « L’éthique est aujourd’hui au cœur des problématiques de marques, assure Amel Berkani, directrice de la communication globale et du mécénat chez Diptyque. Les consommateurs veulent une prise de parole. L’art permet de communiquer sur nos valeurs et nos engagements. Son langage est universel. » Bien que parfois énigmatique… Non loin de là, les visiteurs de la foire pouvaient également apprécier les dessins, sculptures et broderies inspirés à Eva Jospin par le terroir de Ruinart. Depuis 2008, la maison de champagne renforce en effet ses liens avec l’art en confiant des cartes blanches à des artistes reconnus, dont Jeppe Hein, David Shrigley, VikMuniz ou Liu Bolin. « Les relations entre la maison et l’art sont anciennes, souligne Fabien Vallerian, directeur international de la communication de Ruinart. En 1896, elle faisait déjà appel à Alphonse Mucha, un artiste contemporain de son époque, pour réaliser une affiche. Cela s’est poursuivi jusqu’à aujourd’hui. » Ce rapprochement avec les maisons de luxe s’opère d’autant plus aisément que nombre d’artistes contemporains marquent leur intérêt pour les savoir-faire traditionnels et les techniques d’un artisanat d’excellence. Depuis 2016, LVMH métiers d’art a ainsi mis en place une résidence artistique, qui permet aux candidats sélectionnés de découvrir une manufacture du groupe. Lauréate en 2022, l’artiste vidéaste Anne-Charlotte Finel a eu accès aux élevages de crocodiles qui fournissent les peaux utilisées pour les sacs de luxe. Une expérience forte, transcendée dans un corpus d’œuvres associant des vidéos à des tirages photographiques quasi abstraits.
Tandis que les collaborations pullulent, les lieux d’exposition ouverts par des fondations d’entreprise éclosent comme des champignons après la pluie. Deux d’entre elles, directement en lien avec le monde du luxe, contribuent par leur présence à renforcer l’aura de Paris en tant que centre névralgique de la création contemporaine et du marché de l’art : la Fondation Louis Vuitton et la Collection Pinault, installée à la Bourse de commerce. Il faut y ajouter la Fondation Lafayette Anticipations, la Fondation Pernod Ricard et, près de Cognac, sa petite sœur, la Fondation Martell, que ses ateliers et expositions rapprochent davantage d’un laboratoire de design. Sans parler de la Fondation Cartier, qui se déploiera bientôt à l’ancien emplacement du Louvre des antiquaires. Toutes mènent d’ambitieuses politiques d’expositions, complétées par des programmations de concerts, de conférences, de projections et de performances à faire pâlir d’envie n’importe quel directeur de musée aux prises avec les inquiétudes d’un personnel en grève et des budgets d’acquisition de plus en plus réduits. Tandis que les uns éprouvent les grâces et les pesanteurs de la fonction publique, les autres se donnent les moyens de leurs ambitions. Paul-Emmanuel Reiffers, le P.-D.G. du groupe Mazarine, à l’initiative du fonds de dotation Reiffers Art Initiatives, a ainsi obtenu de faire élargir les trottoirs autour de son lieu d’exposition, le Studio des Acacias, à cinq minutes de la place de l’Étoile. Il doit bientôt annoncer la nomination d’une directrice des affaires culturelles, dont la mission sera de développer la future fondation en France et à l’international.
Autre élément frappant, les galeries d’art, en tout cas les plus puissantes d’entre elles (Gagosian, Pace, Thaddaeus Ropac, David Zwirner, etc.), obéissent à des logiques de développement analogues aux stratégies des groupes de luxe, en ouvrant des adresses somptueuses dans les quartiers chics des grandes métropoles mondiales. Ainsi, à l’instar d’une marque, Hauser & Wirth, qui représente une centaine d’artistes et dispose d’une quinzaine d’espaces dans le monde (de Zurich à Los Angeles, en passant par New York et Hong Kong), inaugurait à deux pas de l’avenue Montaigne son nouveau flagship store (« boutique phare »), le week-end précédant la semaine de l’art parisienne. Quelques jours plus tard, pendant Paris+ par Art Basel, l’enseigne réalisait sur son stand un chiffre d’affaires de 14 millions d’euros. Moins bien que le marchand d’art David Zwirner, qui engrangeait officiellement 20 millions de dollars dès le premier jour. Quant à Emmanuel Perrotin, le galeriste le plus entreprenant de la place parisienne, après avoir fait essaimer son nom, tel celui d’une multinationale, de New York à Séoul en passant par Dubaï, il a surpris le monde de l’art en annonçant l’entrée dans son capital d’un fonds d’investissement à hauteur de 60 %, une opération financière saluée par ses confrères comme un coup de maître.
À ceux qui s’alarment de ces relations incestueuses entre l’art et le luxe, on peut faire remarquer qu’il n’y a pourtant là rien de bien nouveau. « Les arts de l’image ont toujours eu un rapport avec le luxe, comme je l’expliquais dans mon livre Du peintre à l’artiste [Les Éditions de Minuit, 1993], notamment en raison de leur caractère superfétatoire, du coût des matériaux et des phénomènes de rivalité distinctive entre possédants et entre souverains, analyse Nathalie Heinich. Mais avec l’art contemporain, le phénomène s’est accentué à partir de la fin des années 1990, notamment en raison de l’essor d’une industrie du luxe qui ne relevait auparavant que d’un artisanat haut de gamme. Cette évolution est paradoxale si l’on considère la dimension transgressive attachée à l’art contemporain et le lien historique de celui-ci avec des tendances politiques de gauche, et notamment anticapitalistes. La financiarisation de l’économie et l’apparition de nouveaux riches a favorisé le déplacement de la consommation ostentatoire du luxe vers la consommation ostentatoire de l’art contemporain, sous des formes aisément accessibles à de nouveaux entrants dans le monde de la culture. » Quant aux artistes concernés, ils défendent un juste équilibre entre projets personnels et commandes de marques. « J’aime l’idée, que grâce à mes collaborations avec des maisons comme Dior ou Diptyque, mon travail parle au grand public. Et j’apprécie que ce soient des processus fluides en termes de production », assure Joël Andrianomearisoa. Sans compter qu’avoir les moyens de créer constitue aussi une forme de liberté. Début novembre s’est terminée une exposition organisée par la très renommée Galerie Kreo, spécialisée dans le design contemporain, en hommage à Virgil Abloh (1980-2021), un créateur américain qui se jouait des délimitations entre les disciplines. Réunissant des œuvres de Jean-Michel Basquiat, Marcel Duchamp, Keith Haring et Gordon Matta-Clark, des photos de Martha Cooper et de Bruce Davidson, des pièces de design de Konstantin Grcic et de Jerszy Seymour, l’exposition, intitulée « Echosystems », suggérait comment ces artistes, parmi d’autres, ont participé à la définition du langage de l’ancien directeur artistique de Louis Vuitton. La mode et les métiers du luxe ont toujours regardé du côté de l’art, l’obligeant à explorer de nouvelles frontières pour rester à l’avant-garde.
Ultime avatar de ce mimétisme entre l’art et le luxe, les prix décernés aux artistes, dont la saisonnalité rappelle celle des collections de prêt-à-porter. Au risque, en médiatisant de nouveaux talents émergents, de les sacrifier aux sirènes de la mode. Peut-on lancer un plasticien comme un nouveau modèle de baskets ? Propulsé au sommet par le prix Reiffers Art Initiatives 2022, Pol Taburet a acquis dès 23 ans le statut d’une star de l’art contemporain, intégrant les grandes collections privées, comme celles de Pinault ou de Lafayette Anticipations, qui lui a consacré une exposition personnelle en 2023. Quant au peintre Djabril Boukhenaïssi, heureux élu du tout nouveau prix Art & Environnement Guerlain x Lee Ufan Arles, alors qu’il travaillait dans un relatif anonymat, il s’est trouvé du jour au lendemain courtisé par plusieurs galeries parisiennes.
Quand la presse fait son Numéro
Deux fois par an, une édition spéciale de Numéro, le mensuel racheté en 2014 par le groupe de communication et d’événementiel Mazarine, offre la quintessence décomplexée de ces relations entre l’art et le luxe. Consacré aux « icônes de l’art contemporain » et aux rendez-vous qui rythment la vie des amateurs d’art, foires et expositions forcément « incontournables », le magazine peut aussi bien faire poser le très talentueux plasticien Mohamed Bourouissa « en veste Prada et pantalon baggy Balenciaga » que réaliser un portfolio de mode au cœur d’une exposition, comme, par exemple, celle de Laura Lamiel au Palais de Tokyo.
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Art et luxe, des liaisons dangereuses ?
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°770 du 1 décembre 2023, avec le titre suivant : Art et luxe, des liaisons dangereuses ?