Art et Champagne le cocktail qui pétille

Un totem de bouteilles bleues de l’artiste portugaise Joana Vasconcelos, des pièces en céramique d’Elsa Sahal, une corbeille de fruits géants du Coréen Choi Jeong Hwa : ces œuvres sont disséminées sur les pelouses du domaine Pommery. Trois jeunes touristes russes s’amusent à se prendre en photo en escaladant le banc XXL de Lilian Bourgeat. Effet visuel garanti sur Instagram ! Au début du XXe siècle déjà, Émile Gallé sculptait un foudre hors norme (75 000 litres) pour Pommery. Celui-ci figure aujourd’hui en bonne place dans le cellier Carnot, le grand hall d’accueil des visiteurs. Ce gigantesque tonneau avait frappé les esprits lors de sa présentation à l’Exposition universelle de Saint-Louis, en 1904, aux États-Unis. Détentrices d’un savoir-faire ancestral, les grandes maisons champenoises ont régulièrement fait appel aux artistes pour soigner leur communication et s’inscrire dans leur époque. En 1983, Taittinger lance ainsi sa cuvée « Collection » en demandant à Victor Vasarely, puis à une douzaine d’autres artistes (Maria Helena Vieira da Silva, Hans Hartung, Arman, Sebastião Salgado…) d’habiller la bouteille de chaque millésime.

Depuis une dizaine d’années, cet engagement auprès des artistes s’est fortement diversifié à travers l’organisation d’expositions, l’achat d’œuvres, l’invitation en résidences, voire la création de fondations et d’actions de mécénat. Comme dans l’univers de la mode, les propriétaires des grands crus ont compris l’intérêt pour leur image d’un rapprochement avec la création contemporaine. Qu’elles soient des entreprises familiales ou intégrées à un grand groupe, ces marques n’hésitent pas à emprunter aux codes du luxe dans leur communication. À Reims, on ne parle pas de visites de chais ou de dégustations, mais d’expériences. Quant aux guides, on les appelle plutôt des ambassadeurs. « Expérience », c’est d’ailleurs le titre de la série d’expositions artistiques proposées par Pommery dans ses crayères depuis 2003. Sur les envolées de violons du Printemps de Vivaldi, le public est invité à descendre les 116 marches du grand escalier pour atteindre les caves à 30 mètres sous terre. Rachetées en 1866 par Jeanne-Alexandrine Pommery, la veuve du fondateur, ces anciennes carrières de craie ont été réunies par un réseau de couloirs et reconverties dans le stockage des bouteilles. La température de 10 degrés constants et le taux d’humidité de 98 % conviennent parfaitement à la conservation des crus. « Ce sont des conditions excellentes pour nos vins, mais elles le sont moins pour les peintures ou les photographies que nous ne pouvons pas présenter ici », relève Sofie Vanhoe, en charge du patrimoine et du mécénat. Pour sa 17e exposition inaugurée en 2023 et prolongée cette année, d’autres formes d’art offrent l’occasion de parcourir une partie des galeries souterraines. Daniel Buren, invité en 2007, a laissé son empreinte dans la craie : son œuvre est un écho contemporain aux bas-reliefs de Gustave Navlet célébrant le vin et commandés dans les années 1880. Le parcours comprend aussi un cœur battant de Jacqueline Dauriac, une enseigne au néon de Frank Scurti, et une impressionnante installation de sangles tendues dans l’espace d’Anne-Flore Cabanis.

« Plutôt que d’acheter des d’œuvres en galerie, nous préférons passer commande à des artistes invités à séjourner chez nous, à découvrir nos savoir-faire, à rencontrer les équipes et créer une proposition qui s’en fasse l’écho », détaille Fabien Vallerian, directeur art et culture chez Ruinart. Jaume Plensa, Vik Muniz ou Eva Jospin ont été invités dans le cadre du programme annuel de cartes blanches lancé en 2008. Les artistes retenus ont en commun leur intérêt pour le vivant ou la nature. Ils bénéficient de la promotion de leur travail lors de la trentaine de foires artistiques dont l’entreprise est partenaire dans le monde. Pour l’ouverture du nouveau pavillon d’accueil et de son parc [lire p. 48], de nouvelles commandes ont été passées à une vingtaine d’artistes. Lélia Demoisy a conçu une installation en acier reliant deux érables du jardin. Le duo Daniel Dewar et Grégory Gicquel a imaginé trois sculptures en pierre de Chauvigny qui évoquent l’univers professionnel de la viniculture.Ce soutien aux artistes se traduit aussi par des prix. Ruinart mécène le prix Art Éco-conception organisé par l’association Art of Change 21, qui accompagne douze artistes dans la réduction de leur impact environnemental. Depuis 2018, la maison délivre aussi un prix à Paris Photo au profit d’un artiste émergent : Constance Nouvel est la dernière lauréate. La Fondation Roederer est également très investie dans la photographie et l’art contemporain, à travers notamment le prix Découverte des Rencontres d’Arles. Cette année, François Bellabas, prix du jury, a reçu une dotation de 15 000 euros et la Sud-Africaine Tshepiso Mazibuko, prix du public, 5 000 euros. Quarante ans après le lancement de sa cuvée « Collection », Taittinger a décidé d’aller plus loin avec la création du Fonds de dotation Arsnova, développé sur trois axes : la musique, les arts culinaires, et les arts et le patrimoine. Le Fonds devrait même bénéficier des espaces de l’hôtel particulier La Belle enchantée, propriété de Taittinger à Reims, pour des expositions, concerts et résidences d’artistes.