Curieux cocktail que celui qui unit, mélange alcool et art, culture et degrés. L’ivresse n’est plus ce qu’elle était, il lui faut aujourd’hui non plus tenir la distance, mais bien plutôt tenir son rang. De la rencontre entre artistes et directeurs de communication sont nés des merveilles d’équilibre, des incongruités roboratives et des ratages mémorables. À l’origine de la multiplication de ces expériences, deux ministres, l’une de droite, l’autre de gauche, l’une femme, l’autre homme, l’un et l’autre légalistes et fermes.
Les choses commencent à se gâter dès 1987 avec la loi Barzach. Elles empirent entre 1990 et 1993 avec la loi Évin, ses attendus et ses prolongements. Visant le tabac et l’alcool, cet arsenal législatif les condamne, sinon au silence, du moins à une retenue fortement préjudiciable aux chiffres d’affaires qui en découlent. Les corps professionnels, quel que soit le degré auquel ils appartiennent, cherchent la parade et décident que le culturel sera “le support de communication qui offre le meilleur rapport qualité/prix”. Avec une préférence marquée pour les arts visuels qui sont, naturellement, visibles.
Un rapport extrêmement sérieux développe l’analyse et démontre qu’une telle communication s’inscrit en définitive dans une stratégie de reconnaissance pleine d’avantages : intégration à l’environnement socioculturel ; assurance d’une réelle crédibilité ; dialogue facilité avec les autorités locales, la presse et les leaders d’opinion ; acquisition et/ou renforcement des appuis institutionnels et politiques… Sans oublier qu’en termes de communication interne, de tels choix confortent la culture d’entreprise et sont un vecteur idéal de mobilisation du réseau de distribution. En bref, la conclusion s’impose : les relations publiques remplaceront avantageusement la publicité.
Alcools en tous genres, bières de toute nature, vins de toutes qualités vont ainsi s’engouffrer dans la brèche et développer des actions culturelles et artistiques, inscrites dans la durée ou sporadiques, inscrites dans la qualité ou erratiques, et surtout inscrites dans une stratégie de communication extrêmement élaborée. On verra ainsi Kronenbourg confier les sous-bocks que la firme distribue dans les cafés à nombre d’artistes connus ou méconnus. On verra aussi Bénédictine organiser en son “palais” de Fécamp des expositions à géométrie variable où se succéderont Braque ou Calder et de célèbres inconnus locaux ; ou encore Fortant de France, à Sète, proposer des expositions de gloires locales montées à Paris, tels Robert Combas ou les frères Di Rosa, revenus au pays savourer reconnaissance et AOC conjugués. On verra avec plus d’ampleur encore Absolut Vodka contourner les contraintes de la loi en confiant à des talents internationaux et de toutes disciplines le soin de concevoir des “annonces publicitaires artistiques” qui, au-delà de leur seul impact, feront l’objet d’articles élogieux et d’expositions très “branchées”. Avec une intelligence de la situation et une connaissance de la scène imparables, Absolut fera donc appel à des talents aussi évidents que médiatiques : Damien Hirst, Maurizio Cattelan, Chris Ofili, Jan Saudek, Wim Delvoye, Javier Mariscal, Miguel Barceló, Olivier Gagnère, Hans Hollein, Francesco Clemente, entre autres, s’y amuseront. Ainsi, arts plastiques, photo, design, architecture sont dignement représentés dans la collection des “Absolut Originals”, tout autant que la Grande-Bretagne, l’Italie, la France, l’Espagne, l’Autriche, la République tchèque, la Hollande... Un tir groupé, parfaitement équilibré et merveilleusement éloquent.
Mais c’est bien évidemment du côté du vin, champagne compris, qu’il convient de chercher les expériences et les réussites les plus convaincantes. D’ailleurs, les gens du vin l’affirment, il y a tant d’affinités entre le vin et l’art que leur rencontre est imparable. Le vin n’est-il pas une culture et un langage ? Ne collectionne-t-on pas les vins ? L’art et la littérature n’ont-ils pas, de tout temps, célébré le vin ?
Bordeaux d’abord
Il existe à Bordeaux une vie culturelle si intense que nul ne s’étonnera de constater que c’est bien évidemment là-bas que presque tout se joue, que presque tout se noue. De Montaigne à Mauriac en passant par Montesquieu, la littérature et la pensée y ont toujours flamboyé. L’architecture, la musique, l’art également. Et le vin y a, de toute éternité, fait excellent ménage avec la plasticité des choses. Mais c’est Mouton Rothschild qui a, dès 1924, institutionnalisé cette proximité en demandant à des artistes de réaliser les étiquettes de certaines de ses cuvées : Balthus, Braque, César, Cocteau, Dali, Delvaux, Miró, Soulages... ont signé pour Mouton de toutes petites merveilles. À cette exceptionnelle collection de “miniatures”, s’ajoute un étrange musée, amusant et raffiné, naturellement consacré au vin et que fréquentent plus de vingt-cinq mille visiteurs chaque année, venus admirer les fameuses étiquettes bien sûr, mais également plus de trois cents pièces qui, de Sumer à Picasso, racontent une histoire belle et parfumée. Partout en Bordelais, de Beychevelle à Lillet, fleurissent ainsi de curieuses rencontres.
Il faudra toutefois attendre 1987, justement l’année de la loi Barzach, pour que l’union fasse la force. À l’initiative de Mécénart-Aquitaine, créée par Maxime Lebreton, quatorze châteaux du Médoc ouvrent, l’espace d’un été, leurs portes, leurs demeures, leurs parcs et leurs chais à quinze artistes, et non des moindres, invités à célébrer, sous le titre générique “Du goût et des couleurs”, le vin dans sa magnificence. Et les rencontres furent éclatantes : Bertrand Lavier au Château Marquis d’Alesme, Gilberto Zorio au Château Lascombes, Présence Panchounette au Château Marquis de Terme, Edward Allington au Relais Margaux, Jean-Pierre Bertrand au Château Lanessan, Hubert Duprat au Château Pichon-Longueville-Baron, Sarkis à Lynch-Bages, Jean-Michel Meurice à Loudenne, Pierre Mercier à Liversan, Bruno Carbonnet à Léoville Barton, Zush à Siran, Richard Deacon à Giscours, Cristos Zvidos au Prieuré Lichine, John Armleder au Château Larose-Trintaudon, Braco Dimitrijevic au Château Chasse-Spleen, et, pour couronner le tout en puissance et en humour, en hédonisme et en littéralité subtile, Erik Dietman au Château Dillon. Une opération somptueuse qui ne coûta que 1,3 million de francs, fit courir plus de soixante-cinq mille visiteurs, eut des retombées presse exceptionnelles, et dont on parle encore. Une exposition in situ exemplaire, dont la qualité n’avait d’égale que l’efficacité.
Chaque année, Mécénart-Aquitaine renouvelle une opération dans le même esprit, sinon avec la même ampleur. Ainsi organise-t-elle dorénavant des expositions en collaboration avec des institutions, à l’image de “Villa et châteaux en Bordelais” qui a vu le Médoc se mettre à l’heure de la Villa Médicis et de ses pensionnaires, Tjeerd Alkema, Christian Bonnefoi, Éric Dalbis, Alexandre Delay et Philippe Favier. Ou encore, en 1997, “Histoire de voir”, organisée avec la Fondation Cartier pour l’art contemporain, qui confrontait, toujours d’un château l’autre, une partie de sa collection aux œuvres de dix jeunes artistes invités à réaliser une “carte blanche” et parmi lesquels on comptait Valérie Belin, Cyril Olanier, Guillaume Paris...
Ici, ailleurs
Pour autant, le Bordelais n’a pas l’exclusivité de ce type de rencontres qui se multiplient aux confins de l’Hexagone, des bords de Loire aux rives languedociennes, des collines bourguignonnes aux vallons cadurciens.
À quelques kilomètres de Perpignan, dans l’arrière-pays, une grande maison rouge du XVIIIe siècle, plus villa italienne que castel catalan, le château de Jau : Bernard et Sabine Dauré y élèvent un vin du Roussillon dont on sait qu’il a les faveurs d’amateurs tels Jean-Louis Froment ou Christian Lacroix. Vieille famille de vignerons, donc. Famille de collectionneurs également, puisque déjà Albert Dauré achetait Cézanne, Matisse, Monet... La guerre stoppe la collection. Bernard la reprend avec, pour commencer, Martin Barré... Depuis une grosse quinzaine d’années, Jau accueille une exposition accrochée durant les trois mois d’été dans quatre magnifiques salles aménagées dans les communs du château. Y sont passés Jules Olitski, César, Arman, Robert Zakanitch, Jacques Martinez, Shirley Jaffe, Antoni Tàpies, Malcolm Morley... Et puis, parce qu’à Jau l’humour et la bonne humeur sont de règle, Ben a baptisé et étiqueté l’un des crus du château Le jaja de Jau.
Direction nord/nord-ouest maintenant, vers Cahors, là où Alain-Dominique Perrin, créateur de la Fondation Cartier, a transporté son dynamisme, son esprit d’entreprise et son goût pour l’art contemporain. À Cahors, où il a acheté un domaine, revitalisé le vin de la région longtemps sous-estimé et où son épouse Marie-Thérèse a fondé et anime “Le Printemps de Cahors”, la manifestation photographique et plasticienne la plus stimulante de ces dernières années. À Cahors donc, la coopérative du domaine d’Olt s’est offert le luxe de faire réaliser une fresque à quatre mains par les quatre ténors de la figuration libre, Rémi Blanchard, François Boisrond, Robert Combas et Hervé Di Rosa. Non contents de contempler leur fresque quotidiennement, les animateurs de la coopérative l’ont déclinée sous forme de bouteilles ouvragées et d’étiquettes.
Toujours plus au nord et toujours plus à l’ouest, à Cognac, à la sortie du livre Le Cognac par Martell, l’auguste maison éponyme a invité douze artistes à réaliser douze œuvres à partir des éléments qui servent à la fabrication du cognac, du pied de vigne à l’étiquette. Résultat inégal, mais qui devint une exposition itinérante et, après Cognac, fut présentée à Nice, Bordeaux et Lyon.
Nord/nord-est cette fois-ci, vers les bords de Loire et aux abords de Saumur, à Saint-Hilaire-Saint-Florent où Bouvet-Ladubay produit un Saumur-Champigny de grande qualité. Là, dans les 1 800 m2 d’imposants bâtiments du XIXe siècle, Patrice Monmousseau et son directeur artistique Benoît Lemercier ont installé un centre d’art, lieu de recherche et de création consacré au théâtre, à la musique et aux arts plastiques. Neuf salles, totalisant 800 m2, composent la “galerie d’art contemporain” où sont présentées des expositions de groupe et des expositions personnelles. Jean-Pierre Pincemin, Richard Texier, Jacques Villéglé, Jean Le Gac, Miguel Chevalier y ont été ainsi accueillis. Actuellement et jusqu’au 30 janvier 2000, c’est James Brown qui s’est emparé de cet espace magnifique.
Des bulles par milliers
Retour en Languedoc, au Château Haut-Gléon, où depuis 1993, chaque année, est décerné un prix au résultat propre à flatter l’ego de tout artiste. Chaque année donc, trois artistes sont invités à passer dix jours au château, en plein cœur du massif des Corbières, et à produire une œuvre inspirée du lieu ou de son esprit. Un jury choisit le lauréat qui voit dès lors son œuvre reproduite sur une contre-étiquette apposée sur l’ensemble des bouteilles d’une année. Mieux, dix mille bouteilles sélectionnées de Haut-Gléon portent son nom en majesté. L’année 1999 a été placée, Fiac oblige, sous le signe de l’Amérique latine et, pour la première fois, c’est le public et non plus un jury qui a désigné le lauréat, en l’occurrence le peintre argentin Alberto Bali.
On le voit, les expériences se multiplient, ici ou là, avec plus ou moins de bonheur, plus ou moins de discernement, mais avec enthousiasme, et parfois une croyance qui confine soit à l’acharnement, soit à l’aveuglement.
Le Triangle d’or, dont les pointes se nomment Reims, Épernay et Verzy, n’échappe pas à la règle. Toute la Champagne ondule et pétille en prévision du 31 décembre 1999 et du passage du siècle. Les cuvées du “millénaire” se multiplient, et on s’amuse déjà à compter les bouchons par milliers. On ressort les grands classiques, comme la bouteille Perrier-Jouët signée Gallé mais pour l’occasion rehaussée d’or et de platine. On retrouve chez Taittinger les bouteilles signées Arman, Hartung, Liechtenstein, Masson et Vieira da Silva. Chez Ruinart, on dote les bouteilles d’un habit de fête, en l’occurrence une résille signée Christofle. Chez Piper-Heidsieck, on pousse l’argument encore plus loin, puisqu’on enserre la bouteille en fête d’un évocateur bustier sexy en vinyle rouge, griffé Jean-Paul Gaultier. Mumm, quant à lui, s’associe avec le Greenwich Meridian de Londres et remplace sa présentation habituelle de Cordon-Rouge en lui adjoignant le logo “Greenwich Meridian 2000” sur la collerette.
Malgré ces quelques débordements, on persiste à penser, de la Montagne de Reims à la Côte des blancs, que les bulles se suffisent à elles-mêmes. Sauf, bien sûr, du côté de chez Pommery qui, à l’occasion de la vingt-sixième Fiac et en prévision de l’an 2000, a passé commande à douze artistes contemporains. Mission pour eux de réaliser une œuvre à partir d’un jéroboam. Amusant exercice de style où chacun, au fond, s’est auto-représenté en toute ingénuité. In vino veritas, en quelque sorte… Ainsi, Arman et ses accumulations, Pol Bury et ses boules, Klasen et son réalisme industriel, Barbara Thaden et Alexis Walter en toute préciosité, Ben en bleu et les Di Rosa en rouge, Voss en lignes brisées et Erro en traits cernés, Martinez en toute légèreté et Dietman en toute truculence... Au fond encore, un bel exercice de style et une parfaite démonstration des avantages et des risques d’une telle opération. Beaucoup à dire (relations publiques obligent), beaucoup à boire (jéroboam induisant), mais que voir ? Y aurait-il loin de la coupe aux lèvres ? Le débat reste ouvert…
Qu’importe le flacon...?
Tandis que certains s’amusent à “se poser” sur des barriques, à “crabouiller” des étiquette ou encore à “détourner” des jéroboams, d’autres s’acharnent, s’échinent à revisiter, à repenser, à redessiner, à renouveler flûtes, verres, carafes et cendriers aux couleurs de la marque. Salviati, maître verrier à Murano depuis 1859, crée pour Mumm une flûte fine et élancée, dont le cordon rouge en pâte de verre s’enroule autour de la paraison et souligne la transparence et la légèreté du contenant comme du contenu. Alors que Garouste et Bonetti, jouant des couleurs et des transparences, composent pour Chivas un verre élégant et dense, dont les flancs sont frappés d’un rectangle d’or et d’un ovale d’argent aux couleurs du whisky et de la marque. De son côté, Olivier Gagnère conçoit pour Ricard un verre dont la partition de courbes exalte la séparation puis la fusion de l’eau et de l’anis. Ricard n’en est pas à son coup d’essai puisque, déjà, Garouste et Bonetti avaient dessiné pour la firme une carafe ronde incrustée en son centre d’un soleil en relief , ainsi qu’un cendrier jaune soleil et bleu du ciel, réputé “insubmersible”. Garouste et Bonetti et Ricard célèbrent à leur manière le passage du temps avec la bouteille “Troisième millénaire” en porcelaine, d’un jaune solaire étincelant rehaussé d’un bleu intense, élancée, svelte, aux courbes ondulantes et suggestives.
“Qu’importe le flacon pourvu qu’on ait l’ivresse”, proclame le dicton. De son côté, Bob Dylan chantait “The times, they are a-changin’”... Dylan avait raison, les temps ont changé et l’ivresse, dorénavant, a besoin de signes, de symboles, de statut, de supplément non plus d’âme mais d’image.
Ils sont tous là, alignés comme à la parade, comme une rangée de chopines sur un zinc. Les Flamands d’abord, comme il se doit : Bruegel l’Ancien et Arnoult de Nimègue, Vermeer et Jordaens, Frans Hals et Jan Luyken, Rembrandt et Rubens… mais aussi Gustave Doré et Joseph de Bray, Degas et Manet… mais encore Gris et Picasso, Grosz et Schwitters, et même Jasper Johns. Tous buveurs de bière émérites ? Allez savoir, mais ils en peignent tous les états avec tant d’enthousiasme, tant de rondeur, tant de détails qu’on est comme tenté de les rejoindre. D’autant que les auteurs du livre, Bernard Marchand et Serge Lemoine, nous donnent les prétextes les plus savants, les plus cultivés et les plus historiques à de tels débordements. - Bernard Marchand et Serge Lemoine, Les peintres et la bière, Somogy, 208 pages, 200 illustrations, 250 francs. ISBN 2-85056-350-1
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Art et alcool, supplément d’âme ou supplément d’image ?
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Au château La Lagune, tout va bien. On peut se faire expliquer le sens des mots douelle, encarrasser, jale ou encore véraison. Arrivés au château Calon-Ségur, où en sera le souvenir, partis que nous serons, comme disait Baudelaire, “à cheval sur le vin�?… ? C’est qu’entre ces deux châteaux, tout au long de la départementale 2, la voie royale du vin, on en aura croisé trente-quatre autres de ces châteaux aux noms de rêve, à la cuisse hardie et aux robes à dégrafer : Giscours, Palmer, Beychevelle, Gruau-Larose, Léoville Las Cases, Lynch-Bages, Batailley, Lafite-Rothschild, Cos d’Estournel... et le si évocateur Chasse-Spleen. Comment, dès lors, résister à l’invite de Jacques Lamalle et Peter Knaup qui nous immergent dans le “Temps du vin�? au fil des pages d’un album au texte savoureux et aux images enivrantes. Irrésistible. - Jacques Lamalle et Peter Knaup, Châteaux en Médoc, éditions Plume, 176 pages, coffret toilé, 330 francs. ISBN 2-84110-082-0
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°93 du 19 novembre 1999, avec le titre suivant : Art et alcool, supplément d’âme ou supplément d’image ?