Rencontre

Theresa McCulla, chasseuse de bières

Brune, rousse ou blonde, celle qui a décroché le poste d’historienne de la bière du Musée national de l’histoire américaine n’”‰affiche aucune préférence, mais une vocation pour dénicher les breuvages à travers tous les États-Unis.

WASHINGTON - Pas certain que l’homme ait immédiatement saisi la réponse à sa question, dont il n’escomptait probablement rien de plus qu’un rire gêné. D’un accent trahissant le sud profond des États-Unis, légèrement étouffé par son épaisse moustache style viking, le sexagénaire demande à Theresa McCulla si elle se sent « crédible » en tant que femme, pour incarner le nouveau visage de la bière en Amérique. Devant un parterre de casquettes de baseball réunies lors de la conférence nationale de la bière à Washington, la jeune femme esquisse un sourire de politesse, puis se lance dans une complexe tirade sur l’importance du rôle des femmes et des esclaves dans l’essor de cette industrie, qui pèse désormais des milliards de dollars outre-Atlantique. Sans un mot sur elle-même. Presque en professionnelle de la communication.

Theresa McCulla, universitaire surqualifiée et ancienne de la CIA (Agence centrale du renseignement) âgée de 34 ans, n’aime pas parler d’elle. Mais depuis qu’elle est devenue fin janvier historienne de la bière pour le Musée national de l’histoire américaine, dans la capitale des États-Unis, la native de la Virginie voisine a multiplié les unes de journaux. Ou plutôt, c’est son poste, présenté par la presse comme « le job le plus cool du monde », qui a fait couler beaucoup d’encre. Imaginez : un emploi qui consiste à parcourir les États-Unis d’est en ouest et du nord au sud pour déguster des pintes. Pas si simple, nuance l’intéressée, qui nous reçoit dans son nouvel antre, le musée situé sur la grande artère où sont concentrés la majorité des musées de « D.C. » (District de Columbia). « Je ne peux pas dire que je n’ai pas le meilleur job du monde. Je l’ai, absolument. C’est une combinaison fantastique de plusieurs sortes d’activités », entame-t-elle, une fois sa gourde rouge remplie d’eau posée sur la grande table en bois de l’exposition sur l’histoire de la nourriture américaine. Mais les questions sur sa légitimité en tant que femme évoluant dans un milieu ultra-masculin, à l’instar de cette question lors du salon mi-avril, montrent « [qu’elle doit] convaincre les gens que c’est sérieux », reprend celle qui se présente comme une « fière féministe et amatrice de bière ». « Les gens pensent que c’est juste un travail amusant. C’est un job amusant, mais c’est aussi beaucoup de travail. »

Une histoire de famille
D’ailleurs, comment devient-on historienne de la bière après avoir été analyste pour le renseignement américain ? Durant son enfance à Richmond, son père est un « brasseur enthousiaste à la maison », dans l’Amérique des années 1980 qui découvre les micro-brasseries et les indépendants. Theresa McCulla grandit « avec des récipients en verre remplis de bière qui fermente dans la baignoire familiale ». « Ensuite il les mettait en bouteille dans la cuisine, c’était une sacrée production et beaucoup d’odeurs enivrantes pour une enfant de 7 ou 8 ans », se souvient-elle. Vêtue d’un sage tailleur beige, elle se revoit capsuler, avec ses frère et sœur, les bouteilles de bière, qui explosaient parfois. La famille est originaire de Milwaukee, sur le lac Michigan, foyer du seul musée dédié aux États-Unis et capitale officieuse de la bière américaine, notamment en raison de l’héritage des immigrés allemands du XIXe siècle.

C’est non loin de là, sur le campus universitaire de Madison, dans le Wisconsin, qu’elle a bu ses meilleures bières, avant de rejoindre Harvard à l’an 2000, pour une maîtrise de langues : français, espagnol, italien. En 2004, elle intègre la Central Intelligence Agency, pour qui elle devient analyste des médias européens. « Pendant que j’y étais, je m’intéressais de plus en plus à la nourriture et je voulais faire quelque chose de plus créatif. Je voulais sortir d’un environnement où l’on vous met dans des cases », assure l’historienne. En quittant l’agence en 2007, Theresa McCulla se lance dans une décennie de cheminement, mi-universitaire (elle sera diplômée en mai d’un doctorat à Harvard sur la tradition alimentaire en Nouvelle Orléans), mi-professionnel, avec pour fil conducteur l’univers culinaire.

Le job le plus cool du monde
Lorsque l’offre d’emploi est publiée en juillet 2016, elle suscite un engouement national. Theresa McCulla comprend alors immédiatement que le poste est taillé à sa mesure : « Mon directeur de thèse m’a fait suivre l’annonce. Puis, cinq minutes plus tard, un ami me l’envoie. Tous mes proches étaient incroyablement enthousiastes. » Un trimestre après sa prise de fonction, pendant lequel elle a essentiellement pris ses marques, fait un tour d’horizon de ce que les musées partenaires possèdent en matière de collection liée à la bière, sa mission « entre dans sa seconde phase », se réjouit-elle. Comprenez que le moment est venu d’organiser « des expéditions de recherches régionales », afin de bâtir une collection et surtout une base de données. Car, explique l’historienne, le but n’est pas nécessairement de mettre sur pied des expositions – deux présentations d’objets sont prévues par an. « C’est un projet un peu différent. Nous n’avons pas d’archive préexistante, nous devons la construire », à destination des chercheurs et des curieux. À cet égard, la jeune femme voit sa mission plutôt comme une journaliste, à la recherche d’objets, mais aussi d’histoires individuelles. Début mai, elle a bu quelques demis dans le Colorado. Quelques mois plus tôt, elle avait parcouru le nord de la Californie pour « parler aux fondateurs des artisans brasseurs ». L’histoire récente des petites productions, si elle peut être frustrante pour une historienne, présente aussi des avantages : « Les pionniers de ce mouvement sont encore vivants. Ils vieillissent , mais ont très envie de raconter leur histoire. »

Theresa McCulla pense que la Californie, justement, va devenir le nouvel eldorado américain de la bière, en s’inspirant du vin de la Napa Valley. L’industrie du vin, analyse-t-elle, y joue un rôle de grande sœur et d’éclaireuse. Lorsque les petits producteurs « ont commencé à brasser, ils n’avaient pas les équipements dont ils avaient besoin, (…)  alors nombre d’entre eux se sont tournés vers les producteurs de vin, leur ont emprunté du matériel » pour se lancer, et sont désormais les fers de lance de la bière non industrielle américaine. Reste à donner à cette boisson populaire ses lettres de noblesse, juge la spécialiste de la bière. « Les musées ont fait un excellent travail pour rassembler l’histoire du vin. La bière mérite tout autant d’avoir sa place dans les collections des musées. » L’intérêt de la bière, pour Theresa McCulla, est qu’elle est si ancrée dans la vie américaine qu’elle « permet d’évoquer tous les aspects de l’histoire et de poser des questions sur l’immigration, le travail, la consommation, la publicité… »

Au fait, quelle est sa bière préférée ? Devoir de réserve, oppose-t-elle timidement, expliquant toutefois attacher de l’importance aux produits locaux, selon les régions d’Amérique où elle se trouve. Quant à son travail, enchaîne-t-elle immédiatement, il lui faudra « être stratégique avec le temps ». Car sa mission dure trois ans.Toutes les bonnes choses ont une fin, même « le job le plus cool du monde ».

Parcours

1983
Naissance à Richmond (est des États-Unis). Se souvient d’aider, enfant, à mettre en bouteille la bière dans la maison de son père.

2004
Diplômée de Harvard, elle intègre la CIA, où elle devient analyste des médias européens, notamment français.

2007
Quitte l’agence et repart à Harvard, cette fois en tant qu’employée du programme de l’université pour l’« éducation culinaire »

2010
Doctorante en étude américaine avec une thèse sur la « nourriture et boisson à la Nouvelle Orléans, aux XIXe et XXe siècle »

2017
Devient historienne de la bière au Musée national de l’histoire américaine, décrit comme « le job le plus cool du monde »

Information
Le site Internet du musée national d'histoire américaine (The National Museum of American History) : americanhistory.si.edu

Légende Photo :
Theresa McCulla © National Museum of American History

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°480 du 26 mai 2017, avec le titre suivant : Theresa McCulla, chasseuse de bières

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