Italie - Patrimoine

ENTRETIEN

Francesco Erbani dénonce un sous-effectif endémique

Par Olivier Tosseri, correspondant en Italie · Le Journal des Arts

Le 2 janvier 2025 - 1451 mots

Le journaliste et essayiste culturel fustige le sous-investissement dans le patrimoine par l’État italien.

Francesco Erbani publie L’État de l’Art. Reportage parmi les vices, les vertus et la gestion publique des biens culturels (voir ill.). Il y fustige la marchandisation du patrimoine italien qui souffre d’une administration en sous-effectif chronique avec à sa tête des personnalités sans un poids politique suffisant pour faire entendre ses besoins.

Quels sont les principaux problèmes qui se posent au patrimoine culturel italien – musées, bibliothèques, archives, sites archéologiques… ?

Les plus importants et urgents sont les ressources financières de plus en plus réduites et le manque de personnel. Des problèmes qui ne cessent de s’amplifier. Certains budgets au cours des dernières années ont tenté d’inverser la tendance, mais avec le gouvernement Meloni, nous avons fait marche arrière, comme le montrent les coupes budgétaires qui sont prévues pour l’année prochaine. Les déficits de personnel atteignent des niveaux tragiques avec parfois jusqu’à la moitié des postes qui sont vacants, et ce, à tous les niveaux : au sein du ministère, dans les surintendances, jusque dans les musées autonomes qui, avec la réforme de 2014, étaient censés représenter l’excellence de notre patrimoine. Sans parler des bibliothèques et des archives, secteurs les plus pénalisés, contraints de réduire les horaires d’ouverture ou de fermer. En 2020, l’Italie allouait 4,9 milliards d’euros à la culture. C’est moins que les plus de 5 milliards d’euros de l’Espagne et très loin des 15,3 milliards d’euros dépensés pour ce secteur en Allemagne et des 16,6 milliards d’euros en France. Alors que les États membres de l’Union européenne dépensent en moyenne 1 % de leur budget pour la culture l’Italie, qui se vante d’être le pays le plus riche en termes de patrimoine, atteint avec difficulté les 0,7 %. C’est à peu près le niveau de Chypre, du Portugal et de la Grèce.

L’actuel gouvernement s’était pourtant fixé comme priorité de lancer une « révolution culturelle » ?

L’abus des expressions rhétoriques inhérentes au patrimoine culturel remonte aux années 1980 lorsqu’on a commencé à comparer le patrimoine au « pétrole de l’Italie ». On a même commencé à cette époque à parler de « biens » culturels avec une connotation économique et on parle désormais du ministère de la Culture comme « du plus important ministère économique du pays ». Ce phénomène a retrouvé une nouvelle vigueur, mais avec une nouvelle dimension parce que le gouvernement Meloni a voulu confier aux politiques culturelles et au patrimoine un rôle identitaire, de réécriture du récit historique national. Tout cela sur fond d’occupation spasmodique des postes à responsabilité, dans un esprit de revanche puisque la droite extrême a été dans l’opposition depuis l’après-guerre. Cela se heurte aux principes de la réalité avec une absence de classe dirigeante à la hauteur des défis et qui est incapable de s’atteler à la résolution des problèmes qui affligent le patrimoine culturel. La seule réponse est le recours à des travailleurs précaires aux salaires extrêmement bas pour pallier les carences d’effectifs. C’est une gifle aux compétences et à la passion de nombreux jeunes archéologues, historiens de l’art et architectes, ainsi qu’à la protection du patrimoine.

Quelle est la situation du personnel en charge du patrimoine italien ?

Selon les données relatives à 2020, il manque 32 % du personnel de sécurité et d’accueil tandis que plus de 73 % des personnes en service ont plus de 55 ans. Parmi les fonctionnaires, les lacunes au sein des différentes administrations atteignent 33 % et plus des trois quarts de ceux qui y travaillent ont plus de 55 ans. La situation est également grave en ce qui concerne le personnel technico-scientifique : 36 % des effectifs manquent avec 60 % des historiens de l’art, des archéologues ou des architectes âgés de plus de 55 ans. Même au sein de la direction générale des Musées, le déficit de personnel frôle les 60 % atteignant 70 % chez ceux qui sont en charge des procédures de dépenses. Mais au-delà de la base de la pyramide, ces vides s’étendent également au sommet, où le recours à l’intérim est devenu courant pour les dirigeants de musée qui doivent parfois gérer plusieurs établissements.

Qu’en est-il du ministère de la Culture ?

C’est un ministère récent qui vient tout juste de fêter les cinquante ans de sa création. Il a été pendant des années confié à des personnalités sans envergure, symptôme du manque d’intérêt porté à ces questions par la classe politique. Même si depuis le tournant des années 2000, la situation a évolué, il n’en demeure pas moins que le titulaire de ce portefeuille devrait avoir un poids politique et une capacité de faire valoir ses besoins bien plus importants. De 1998 aux premiers mois de 2024, le ministère de la Culture a connu quinze réformes. En moyenne, une tous les ans et six mois. Elles n’ont servi qu’à stresser un peu plus une structure en sous-effectif qui devrait comprendre 19 073 salariés, mais au sein de laquelle ne travaillent que 10 753 personnes. Lorenzo Casini, ancien chef de cabinet de Dario Franceschini, a admis en 2016 qu’aucune réforme (et il a été l’architecte de celle de 2014) ne pourra réussir si le problème du manque de personnel et de l’âge avancé des fonctionnaires n’est pas résolu. Les concours pour de nouvelles embauches sont extrêmement rares, ne couvrant finalement que partiellement les besoins réels. Les compétences requises dans le cadre de ces concours sont très génériques, ne correspondant pas aux besoins des différents services, ou bien elles sont hyper spécialisées. C’est une machine qui tourne à vide. Le système tout entier est sur le point de s’effondrer. Combien d’agents de la Surintendance sont aujourd’hui en mesure d’effectuer des inspections sur le territoire qui leur est confié en l’absence de collègues ? Mais aucun ministre n’a jamais vraiment tapé du poing sur la table pour obtenir ce qui était nécessaire. C’est comme si un ministre de l’Économie devait fonctionner sans se soucier d’une dette publique incontrôlable.

Qu’en est-il selon vous de ce frottement entre valorisation et préservation lorsqu’il s’agit de parler du patrimoine culturel ?

C’est un faux débat en Italie qui masque à peine une marchandisation de la culture qui n’a cessé de s’accentuer ces dernières décennies. L’attention obsessionnelle portée aux chiffres de fréquentation des musées et des sites archéologiques fait écho à la volonté de valoriser le patrimoine, mais dans un sens avant tout économique. Quelle valeur représente-t-il d’un point de vue financier et comment en tirer profit au maximum ? C’est la première question que se pose l’État, les Régions et les organismes publics qui estiment qu’ils peuvent relâcher leur effort financier pour préserver le patrimoine qui peut à lui seul générer d’importants profits. Comment ? En vendant justement de plus en plus de billets d’entrée, en se vendant comme une marchandise quelconque, en organisant des expositions conçues comme des événements commerciaux plutôt que scientifiques ou en attirant des investisseurs privés. Mon propos n’est pas de diaboliser les investissements privés ; et la gestion par le public s’avère parfois désastreuse. Il est essentiel que les lieux de culture dialoguent avec les territoires où ils se trouvent, qu’ils ouvrent les portes à des initiatives variées, mais c’est inquiétant lorsque la relation se structure dans un sens purement commercial, en louant des espaces retirés à l’usage collectif pour des soirées privées ou en accordant des œuvres de valeur pour servir de décor à un défilé de mode. C’est l’un des effets d’un pacte scélérat : l’État vous donne peu d’argent et donc vous êtes contraint de l’obtenir comme vous le pouvez.

Quelles conséquences le tourisme de masse en Italie engendre-t-il pour ses biens culturels ?

Il est évident que les touristes sont attirés en Italie par son incomparable patrimoine culturel. La croissance des visiteurs des musées et des sites archéologiques a été exponentielle au moins à partir de 2014 exerçant une pression de moins en moins soutenable sur un patrimoine extrêmement fragile. Cependant, si, au-delà des chiffres établissant chaque année des records de fréquentation, on lit ceux de l’Institut national de statistique (Istat), on découvre que moins de trois Italiens sur dix entrent chaque année dans un musée ou un site archéologique. Les rapports ont été inversés et le tourisme, pour de nombreux administrateurs publics, est la raison d’être du patrimoine culturel. Un exemple frappant : le maire de Venise, Luigi Brugnaro, a maintenu les musées de la ville, fermés encore quelques mois après la fin du confinement lié à la pandémie de Covid-19, tandis qu’ailleurs ils ont rouvert. Un choix motivé parce que les touristes n’étaient pas revenus. Maintenant que nous croulons sous le tourisme de masse, nous réalisons à quel point ce phénomène, laissé incontrôlé, porte atteinte à la qualité et à l’essence même des centres historiques de nos villes, expression caractéristique du patrimoine italien.

L’État de l’Art. Reportage parmi les vices, les vertus et la gestion publique des biens culturels , francesco erbani,
Éditions Manni.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°646 du 3 janvier 2025, avec le titre suivant : Francesco Erbani dénonce un sous-effectif endémique

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