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1841, Gros et la bataille du droit d’auteur

Par Pierre Noual, avocat à la cour · Le Journal des Arts

Le 2 janvier 2025 - 1015 mots

En souhaitant interdire la gravure de l’œuvre de son mari, la baronne Gros permet aux juges de préciser que la cession d’une œuvre d’art avant 1910 emporte également la cession de ses droits d’auteur.

Gizeh, 1798. Non loin des pyramides égyptiennes, l’armée du général Napoléon Bonaparte défait les Mamelouks le 21 juillet. L’expédition a beau se terminer sur un fiasco militaire, le Sénat impérial décide de commander en 1809 un tableau au peintre Jean-Antoine Gros – le baron Gros – pour bâtir la légende de l’Empereur. Le choix du peintre n’est pas anodin car sa rencontre avec Joséphine de Beauharnais à Gênes au milieu des années 1790 lui a permis de côtoyer son mari Bonaparte. Satisfait par les compositions du maître, ce dernier va jusqu’à le décorer à l’occasion du Salon de 1808 où il exposait son Napoléon sur le champ de bataille d’Eylau (aujourd’hui conservé au Musée du Louvre). En 1810, Gros livre son tableau Bonaparte haranguant l’armée avant la bataille des Pyramides. Celui-ci représente la bataille au moment où Bonaparte montre les pyramides et s’écrie à ses soldats : « Du haut de ces monuments quarante siècles vous contemplent. »

À la chute de l’Empire, en 1815, la toile disparaît avant d’être retrouvée en mains privées au début de la Monarchie de Juillet. Louis-Philippe décide de l’exposer au château de Versailles afin de célébrer toutes les Gloires de la France. Informé, le peintre manifeste son souhait de compléter sa composition avec deux « ajoutés ». Pour promouvoir son musée, Louis-Phillipe accorde même à Charles Gavard, inventeur du diagraphe (appareil permettant de reproduire des peintures), la permission de graver tous les tableaux historiques dont La Bataille des Pyramides (voir ill.) avec les « ajoutés ».

Or Philippe Vallot, élève de Gros, se rebelle puisque le peintre lui avait cédé le droit de reproduire cette gravure ! Il tente d’interdire à Gavard de publier sa gravure, appuyé par la veuve Gros qui s’estime propriétaire des droits d’auteur sur les deux « ajoutés », mais ces derniers sont contraints de porter l’affaire devant le juge. Compte tenu des lacunes rédactionnelles des lois révolutionnaires des 13-19 janvier 1791 et des 19-24 juillet 1793 sur le droit d’auteur, la question est délicate : la cession du support matériel doit-elle être considérée comme emportant celle de la propriété intellectuelle et, en particulier, le droit de gravure ?

 

 

Philippe Vallot et la baronne Gros se pourvoient en cassation

Le 23 janvier 1841, le tribunal civil de la Seine répond par l’affirmative et donne raison à Gavard. Vallot et la veuve Gros font appel. Le 22 avril 1841, la cour d’appel de Paris confirme le jugement : « Par la vente sans réserve du tableau, l’auteur transmet à l’acheteur la propriété pleine et entière, avec tous les droits et avantages directs et indirects qui s’y rattachent. » Il est vrai que l’autorisation accordée à Vallot avait été postérieure à la livraison du tableau en 1810. Loin d’être découragés, ces derniers se pourvoient en cassation.

Le 23 juillet 1841, la Cour de cassation renverse la vapeur et reconnaît que le baron Gros avait conservé ses droits d’auteur car « la loi de 1793 établissait en principe que la vente d’un tableau n’emportait le droit de le reproduire par un art distinct, celui de la gravure, qu’autant que le peintre avait cédé ce droit par une stipulation particulière ». Cessionnaire du droit, Vallot était bien le seul à pouvoir graver la bataille. Mais la cour d’appel d’Orléans, chargée de rejuger l’affaire, ne le voit pas du même œil. Le 15 décembre 1841, elle déboute Vallot et la baronne Gros en affirmant « qu’on ne pouvait concevoir que difficilement un droit légal de reproduction existant au profit de l’auteur et dont néanmoins l’exercice demeurerait presque toujours subordonné à la volonté de l’acquéreur, celui-ci ne pouvant jamais être contraint de mettre à la disposition du vendeur l’objet qu’il avait acheté ». Un nouveau pourvoi est formé et le procureur général André Dupin – plus connu sous le nom de « Dupin l’aîné » – défend avec force l’idée qu’en cas de doute lors d’une vente d’une œuvre d’art, celui-ci se résout contre le vendeur, à savoir l’artiste. Le brillant juriste est (mal)heureusement suivi par la Cour de cassation qui confirme le 27 mai 1842 que la vente sans réserve entraîne l’aliénation du droit de gravure à l’acquéreur.

En consacrant ce droit à l’acheteur, la Cour de cassation a induit pour de nombreuses années un effet pervers : celui d’entraver la diffusion des œuvres d’art. En effet, l’acquéreur ne jugera pas toujours utile de graver l’œuvre et de la diffuser car le collectionnisme est chose privée. Pour autant, cette solution a été maintenue tout au long du XIXe siècle malgré la critique de la doctrine qui y a vu une confusion entre le corps (support matériel) et l’âme (support immatériel) des œuvres d’art.

Pour mettre fin à la controverse, la loi du 11 avril 1910 a indiqué que « l’aliénation d’une œuvre d’art n’entraîne pas, à moins de convention contraire, l’aliénation du droit de reproduction ». En instituant une règle à l’inverse de la législation antérieure, il est désormais admis que le support matériel de l’œuvre et les droits de propriété intellectuelle sont indépendants et doivent faire l’objet de cessions séparées. En 2015, cette dualité a d’ailleurs fait l’objet d’un important contentieux au terme duquel la Cour de cassation a confirmé que l’arrière-petit-fils du collectionneur russe Yvan Morozov – dont la collection a été nationalisée en 1918 par les révolutionnaires russes – était titulaire des droits de reproduction des tableaux d’Henri Matisse et de Pablo Picasso acquis par son arrière-grand-père avant 1910.

En ce sens, le baron Gros a participé, grâce à sa veuve et à son élève, de la lente construction d’un droit protecteur des artistes. Une maturation définitivement entérinée par la loi du 11 mai 1957 sur la propriété littéraire et artistique qui a affirmé que la propriété incorporelle est indépendante de la propriété de l’objet matériel (aujourd’hui article L. 111-3 du Code de la propriété intellectuelle). Le droit d’auteur français est donc taquin : tout ce qui n’est pas expressément cédé par l’artiste lui appartient !

 

 

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°646 du 3 janvier 2025, avec le titre suivant : 1841, Gros et la bataille du droit d’auteur

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