Vol

RÉTROVISION

1975, Gauguin et Bonnard à bord du Paris-Turin

Par Isabelle Manca · Le Journal des Arts

Le 20 mai 2018 - 876 mots

Un pastel de Degas volé a été retrouvé en février dans la soute d’un car. En 1975, ce sont deux toiles signées Gauguin et Bonnard subtilisées cinq ans plus tôt à des particuliers qui sont abandonnées dans un train.

En février dernier, l’affaire avait défrayé la chronique. À la surprise générale, et par le plus grand des hasards, les douaniers ont en effet mis la main sur un chef-d’œuvre d’Edgar Degas dans un lieu pour le moins inattendu. Le pastel Les Choristes (1877), qui avait été dérobé en 2009 lors d’une exposition temporaire au Musée Cantini à Marseille, avait ainsi été retrouvé dans la soute d’un autocar stationné sur une aire d’autoroute à Ferrières, en Seine-et-Marne. Bien loin des précautions prises habituellement pour transporter les œuvres, ce pastel de petit format était tout simplement glissé dans une valise. Ladite valise n’ayant pu être rattachée à aucun des passagers du bus, le mystère reste entier sur le sort de l’œuvre entre son vol et cette trouvaille inopinée. Aussi stupéfiante que puisse sembler cette réapparition miraculeuse dans les transports publics, il ne s’agit pourtant pas d’une première. Il y a une quarantaine d’années, deux toiles ont connu une aventure similaire ; mais un dénouement tout autre.

En 1970, Fruits sur une table (1869) de Paul Gauguin et La Femme aux deux fauteuils (non datée) de Pierre Bonnard sont volées au domicile londonien des Marks-Kennedy, une riche famille apparentée à la chaîne de magasins britannique Marks & Spencer. Trois hommes auraient subtilisé les tableaux dans leur résidence près de Regent’s Park en se faisant passer pour des agents de sécurité. Les peintures disparaissent ensuite de la circulation et refont surface cinq ans plus tard à bord du train Paris-Turin. Là encore les œuvres sont posées sans plus de précaution dans le wagon. Pourquoi le butin a-t-il été abandonné dans le train ? On l’ignore. L’hypothèse la plus plausible est que les voleurs ont eu peur de se faire démasquer lors d’un contrôle à la frontière franco-italienne et l’ont abandonné dans un moment de panique.

Du wagon à la cuisine de l’ouvrier de la Fiat

Toutefois l’histoire, déjà insolite, connaît un rebondissement inattendu. À l’époque, rappelons-le, les bases de données et la coordination internationale des services de renseignement n’étaient pas aussi développées qu’actuellement ; de plus, les réseaux sociaux n’existaient pas. Il y a en effet fort à parier qu’un tel événement deviendrait aujourd’hui une information virale en quelques heures à peine. En 1975, cet événement inouï ne fait pas le buzz mais passe, au contraire, totalement inaperçu. Les cheminots qui découvrent le butin, apparemment peu férus d’histoire de l’art, ne comprennent pas l’importance de ces œuvres ni leur valeur pécuniaire. Ils les déposent sans plus de cérémonie aux objets trouvés de la gare de Turin. Les tableaux connaissent alors le sort des objets égarés non réclamés : ils sont mis aux enchères. C’est ici qu’entre en scène celui que les médias transalpins ont ensuite rebaptisé « Nicoló » pour garantir son anonymat, mais que l’histoire retiendra comme « l’ouvrier de la Fiat passionné d’art ». Le modeste enchérisseur a un véritable coup de foudre pour le lot composé des deux tableaux. La chance lui sourit et il rafle la mise pour 45 000 lires. Il ne faut pas se fier aux nombre de zéros, à l’époque cette somme dérisoire correspond à 23 euros – alors que le lot est actuellement estimé à plus de 35 millions d’euros ! Fier de son acquisition, Nicoló accroche ensuite Gauguin et Bonnard le plus naturellement du monde dans sa cuisine. Les tableaux y resteront près de quarante ans. D’abord dans son logement turinois puis à Syracuse où l’ouvrier s’installe après sa retraite.

Un dénouement rocambolesque

Mais cette histoire absolument rocambolesque ne s’arrête pas là. Notre collectionneur amateur a de toute évidence transmis son goût pour l’art et la culture à son fils qui entame des études d’architecte. À force de feuilleter des livres d’art, ce dernier est troublé par l’air de famille qu’il décèle entre le tableau de Gauguin et certaines reproductions qu’il observe dans ses ouvrages. Il est notamment intrigué par un détail, celui du chien présent dans la nature morte. Après en avoir parlé avec son père, totalement incrédule, l’étudiant sollicite l’avis d’experts. Et, de fil en aiguille, les photographies des œuvres se retrouvent ainsi entre les mains du commandement des carabiniers de la protection du patrimoine culturel. Cette brigade d’élite spécialisée dans la traque des œuvres volées accorde du crédit à l’intuition du jeune homme et entame une enquête méticuleuse. Les carabiniers épluchent des catalogues de ventes, des catalogues de collection de musées, des bases de données et des coupures de presse. Une fois ces éléments recoupés, ils concluent qu’il s’agit bien des tableaux dérobés à Londres.

Au printemps 2014, cette affaire sensationnelle est dévoilée à la presse. Le fait divers semble alors résolu, quand, quelques mois plus tard, il se conclut par un happy end digne d’un film hollywoodien. Les propriétaires légitimes sont en effet décédés sans laisser d’héritiers directs et aucun descendant ne réclame les tableaux. La justice, statuant sur la bonne foi de Nicoló lors de son achat, décide donc de lui restituer les œuvres ! Celui-ci les récupère en décembre 2014. Une belle morale pour une histoire hors du commun.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°501 du 11 mai 2018, avec le titre suivant : 1975, Gauguin et Bonnard à bord du Paris-Turin

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