Art ancien

Lyon, Nîmes, Narbonne, Arles… Un passé romain commun

Par Marie Zawisza · L'ŒIL

Le 21 novembre 2018 - 2069 mots

FRANCE

À Lyon, l’exposition « Claude » donne à comprendre la vie et le règne de cet empereur romain qui défendit les droits des Gaulois. Alors qu’un Musée de la romanité vient d’ouvrir à Nîmes et qu’un autre sera inauguré à Narbonne en 2020, notre passé romain semble plus que jamais à l’honneur. Comment en avons-nous retrouvé et conservé les vestiges ?

Mettre en lumière l’empereur Claude, longtemps considéré comme un empereur faible, influençable, dont l’image fut comme marquée au fer rouge par la réputation sulfureuse de ses troisième et quatrième épouses, Messalina et Agrippine, aussi bien que par le destin tragique de son fils Britannicus, empoisonné par Néron. C’est le propos de l’importante exposition que le Musée des beaux-arts de Lyon consacre à l’empereur Claude. Et pour cause : ce dernier est né à Lyon, Lugdunum pour les Romains. Et s’il y vécut très peu, celui que Sénèque appelait l’empereur « gaulois » n’en resta pas moins attaché à sa région natale. Car le musée gallo-romain de la ville, baptisé Lugdunum, conserve un vestige remarquable de cet attachement de l’empereur : la Table claudienne, qui constitue l’un des chefs-d’œuvre de l’exposition, parmi les quelque cent cinquante objets venus du Louvre, du British Museum ou de Rome pour l’occasion. Sur cette grande plaque de bronze fut gravé le discours par lequel Claude fit admettre aux membres du Sénat romain l’arrivée parmi eux de notables gaulois, en 48 av. J.-C. Une occasion de (re)découvrir par ce témoignage archéologique comment nos ancêtres les Gaulois se sont romanisés.

D’autant plus qu’expositions et musées de la romanité ont le vent en poupe dans l’Hexagone – n’en déplaise aux mordus d’Astérix. À Nîmes, face aux arènes vieilles de deux millénaires et à quelques pas du temple dédié au culte impérial, aujourd’hui appelé « Maison carrée », un Musée de la romanité dessiné par l’architecte Elizabeth de Portzamparc a été inauguré le 2 juin 2018, tandis qu’à Narbonne, l’ouverture d’un musée consacré aux vestiges gallo-romains de la région, conçu par Norman Foster, est programmée pour 2020. Quant au Musée Arles antique, inauguré en 1995 et étendu en 2012, il se souvient encore des quelque 400 000 visiteurs attirés par l’exposition « César, le Rhône pour mémoire », dont le fleuron était un buste de l’empereur retrouvé dans le fleuve.

Des monuments épargnés au Moyen Âge

En 52 av. J.-C, les Romains sont devenus maîtres de l’ensemble de la Gaule. Peu à peu, villes, routes et aqueducs se construisent. Tandis que Lyon devient la capitale des trois Gaules – lyonnaise, aquitaine et Gaule belgique –, Narbonne reste capitale de la Narbonnaise. Cette province du sud de la France marquée par une tradition d’échanges avec les populations méditerranéennes, conquise par les Romains entre 125 et 121 av. J.-C, soit plus de soixante-dix ans avant le reste du pays, « ressemble plus à l’Italie qu’à une simple province », observe Pline l’Ancien au Ier siècle. Elle a en matière de romanisation une longueur d’avance sur les autres et en conserve aujourd’hui encore les vestiges. Au même titre que Lyon et sa région. Mais comment leurs vestiges sont-ils arrivés jusqu’à nous ?

Au Moyen Âge, lorsque les villes antiques sont démontées, les pierres sont généralement remployées pour construire remparts, églises, fontaines et autres édifices. « À Lyon, la cathédrale Saint-Jean a été construite notamment avec des pierres de monuments romains », relève Hugues Savay-Guerraz, directeur de Lugdunum. Seuls à être épargnés : les monuments auxquels on confère une nouvelle fonction. Ainsi, à Nîmes comme à Arles, des maisons sont construites à l’intérieur des arènes, au sein desquelles la population peut trouver refuge en cas d’attaque. Toujours à Nîmes, le temple dédié au culte impérial, aujourd’hui appelé « Maison carrée », fut quant à lui utilisé comme maison consulaire à l’époque médiévale, et sera occupé par différentes instances jusqu’à l’époque contemporaine.

Aux XVIe et XVIIe siècles, un intérêt pour le passé romain

C’est à partir du XVIe siècle que des vestiges de l’Antiquité sont exhumés, à l’occasion de constructions ou de travaux agraires. À Lyon, en 1528, la Table claudienne est ainsi dégagée par hasard, sur la colline de la Croix-Rousse. « À l’époque, une lutte opposait le pouvoir religieux et celui des Échevins. Or, la Table claudienne attestait l’importance de Lyon avant l’avènement du christianisme. Ainsi, ce texte n’a pas été fondu : il fut conservé par les Échevins dans un lieu public, jusqu’à l’ouverture du Musée des beaux-arts en 1804 », explique Hugues Savay-Guerraz, co-commissaire de l’exposition « Claude, un empereur au destin singulier ». Par ailleurs, les Lyonnais s’intéressent au passé romain de la ville, si bien que du XVIe au XVIIe siècle, les cabinets d’antiques se multiplient.

Car à cette époque, dans de nombreuses villes ayant gardé des monuments romains, des érudits se piquent d’intérêt pour ces témoignages du passé de leur région, stèles ou bas-reliefs, exhumés de façon fortuite. Ils les conservent, les dessinent, les décrivent, échangent à leur sujet avec des savants de l’Europe entière. « Aujourd’hui, le musée de Nîmes conserve la plus importante collection d’épigraphie latine. Mais on connaît aussi des séries importantes, conservées dans des châteaux au fil des générations : des érudits, en satisfaisant leur goût pour l’Antiquité, les ont sauvegardées », explique Dominique Darde, conservatrice en chef du Musée de la roma­nité à Nîmes. En particulier, au XVIIIe siècle, au moment de la destruction des remparts médiévaux, dans lesquels de nombreuses pierres d’époque romaine ont été remployées, un savant nîmois, Jean-François Séguier, réussit à sauvegarder et à conserver de nombreuses inscriptions latines. Il ouvre sa maison à la visite, avant de léguer sa collection à l’Académie de la ville.

À Arles, ce sont les consuls et autorités religieuses qui rassemblent, dès le XVIe siècle, des éléments sculptés dans des lieux accessibles au public. « Dès cette époque, on a conscience que ces objets appartiennent à tout un chacun », souligne Claude Sintès, directeur du Musée Arles antique. Les religieuses de la Miséricorde, installées dès 1666 sur les ruines du théâtre romain, sont tenues de « donner l’entrée et de laisser le passage libre aux personnes qui voudraient aller voir les […] colonnes ». Et des « jardins d’antiques » exposent les vestiges romains retrouvés lors d’aménagements. Enfin, en 1784, les autorités de la cité approuvent la création, par le père Étienne Dumont, d’un musée public d’antiquités, « ouvert librement à ceux qui le souhait[ai]ent ».

Au XIXe siècle, la naissance du sentiment national

Cependant, avant le XIXe siècle, les vestiges gallo-romains sont rarement étudiés pour eux-mêmes : ils servent « à éclairer non pas tant l’histoire de notre pays que celle de Rome en général », explique l’historien Albert Grenier dans son Manuel d’archéologie gallo-romaine, en 1931. Et les plus belles pièces exhumées servent à la gloire du souverain. Ainsi, la Vénus d’Arles, dégagée en 1651 à proximité du théâtre antique, est envoyée à Versailles à la demande de Louis XIV, ce roi qui aime à se faire représenter en Imperator, titre accordé dans la Rome antique aux chefs victorieux et repris par les empereurs. Quant à l’obélisque du circo romano, exhumé par hasard par des paysans, « il est transporté en 1676 par un train de bœufs, jusqu’à la place royale, où des marins de Toulon et Martigues le hissent comme un mât », raconte Claude Sintès. Il est surmonté ensuite d’un globe de bronze et d’un soleil, qui sera remplacé par un bonnet phrygien à la Révolution, avant de laisser la place à un aigle sous l’Empire…

Quand Napoléon III, après le coup d’État du 2 décembre 1851, prend le titre d’Empereur des Français en 1852 et rédige une biographie de Jules César, il s’inscrit dans cette tradition qui le situe dans la lignée des empereurs romains. Mais la Révolution est passée par là, qui « a réveillé le patriotisme », écrit l’historien Albert Grenier : « Le sol national, les peuples qui l’ont occupé et les monuments qui conservent la trace de leur histoire, suscitent désormais un intérêt sentimental qui met les antiquités de la France au même niveau que celles des peuples classiques. » Napoléon III crée une Commission de la topographie des Gaules, puis le musée gallo-romain à Saint-Germain-en-Laye, dont l’actuel Musée d’archéologie nationale est l’héritier, qui fondent l’archéologie moderne. « Si les musées en région témoignent de l’histoire de leur territoire, le musée gallo-romain présente la vie quotidienne à cette époque dans sa globalité et mène depuis l’origine une politique de dépôts pour les pièces qui ont un sens particulier dans leur contexte territorial », explique Catherine Louboutin, directrice adjointe du Musée d’archéologie nationale à Saint-Germain-en-Laye.

Parallèlement, partout en France, les villes « s’haussmannisent ». Les pierres qui avaient été réutilisées dans les bâtiments médiévaux, fontaines ou maisons sont récupérées. De nouveaux vestiges sont exhumés. À Arles comme à Nîmes, les arènes sont dégagées des maisons qui avaient été édifiées en leur sein, et bientôt des fouilles sont menées. À Lyon, la quête de l’amphithéâtre romain où furent mis à mort les premiers martyrs chrétiens constitue l’un des moteurs des recherches archéologiques. Au début du XIXe siècle, l’archéologue François Artaud dirige ainsi une fouille sur la colline de la Croix-Rousse. En 1933, toujours dans le même but, le maire de Lyon Édouard Herriot ouvre un chantier à Fourvière, mais il faut attendre les années 1950 pour que l’amphithéâtre soit entièrement dégagé. En 1970, naît le projet d’édifier un musée gallo-romain sur le site.

Un engouement récent pour l’archéologie

Avec l’essor de l’archéologie tout au long du XXe siècle, et plus encore avec le développement de l’archéologie préventive à partir des années 1980, Narbonne redécouvre quant à elle tout son passé romain, qu’elle ne connaissait que par les textes puisqu’elle n’en avait conservé aucun témoignage monumental sinon les pierres réutilisées dans les remparts. En 2020, ces dernières, conservées depuis la destruction des remparts au XVIIIe siècle, seront mise en valeur dans le futur musée de la romanité Narbo Via. Le parcours proposera comme une promenade dans la ville romaine dont il retracera l’histoire. « Il fera revivre l’identité romaine de Narbonne, à travers son patrimoine mis au jour lors des fouilles dans la région, en particulier celles du port antique ou du Clos de la Lombarde », explique Ambroise Lassalle, directeur de Narbo Via. Le Clos de la Lombarde ? Un quartier résidentiel de Narbonne antique, étudié par les archéologues depuis 1974, où un ensemble exceptionnel de mosaïques et de peintures murales a notamment été mis au jour.

Car nos collections gallo-romaines ne cessent de s’enrichir. Le Musée de la romanité de Nîmes a ainsi accueilli les collections archéologiques hébergées dans l’ancien collège des Jésuites devenu trop étroit, auxquelles s’ajoutent notamment les mosaïques exceptionnelles découvertes à l’occasion des fouilles préventives menées par l’Inrap en vue de l’aménagement du parking Jean-Jaurès en 2006. Car les musées archéologiques ont désormais pour ambition de rendre compte de l’actualité des fouilles et de la recherche. Et le public est au rendez-vous : le Musée de la romanité a ainsi accueilli plus de 100 000 visiteurs entre juin et mi-septembre 2018.

Les raisons de cet engouement ? Elles tiennent sans doute à l’évolution de la recherche et des parcours muséaux. Révolue en effet l’époque où l’on se percevait simplement comme les descendants des Gaulois : les musées donnent désormais à voir une réalité bien plus complexe, tout en s’adressant au public contemporain. « Les avancées de la recherche nous font sortir des images d’Épinal qui circulaient encore dans les années 1990. Par exemple, la population arlésienne avant l’arrivée des Romains n’était pas gauloise, mais celto-ligure, ce qui intéresse les gens », explique le directeur du Musée Arles antique Claude Sintès. De plus, « les musées archéologiques ne se contentent plus d’exposer de beaux objets ; ils se tournent de plus en plus vers l’ethnographie, explique le directeur de Lugdunum Hugues Savay-Guerraz. Les visiteurs se passionnent pour la vie quotidienne et s’intéressent à des aspects techniques, comme celui de la gestion de l’eau, à laquelle nous avons consacré une exposition cette année. » Comme si notre passé romain n’était pas si lointain. « Notre but est aussi de soulever, par les vestiges de notre passé, des questions contemporaines, rebondit Anaïs Danon, chef de projet du musée Narbo Via. Ainsi, Narbonne était un grand port de la Méditerranée, où étaient brassées des populations de différentes origines. Ces questions sont aujourd’hui d’une actualité brûlante. Comme aussi la question de la gestion de l’eau ou des déchets, qui se posait aux Romains et qui ressurgit aujourd’hui sous une autre forme. » Certains prétendent que l’Antiquité constitue un refuge imaginaire dans les périodes de crise, mais peut-être est-elle, surtout, une source d’enseignements pour les enjeux les plus cruciaux auxquels nous sommes aujourd’hui confrontés…

« Claude, un empereur au destin singulier »,
du 1er décembre 2018 au 4 mars 2019. Musée des beaux-arts de Lyon, 20, place des Terreaux, Lyon-1er. Ouvert tous les jours sauf mardi et jours fériés de 10 h à 18 h, vendredi de 10 h 30 à 18 h. Tarifs : 12 et 7 €. Commissaires : Geneviève Galliano, Hugues Savay-Guerraz et François Chausson. www.mba-lyon.fr
Musée de la romanité, 16, boulevard des Arènes, Nîmes (30). Tous les jours sauf le mardi de 10 h à 18 h. Tarifs : 17 et 11 €. museede laromanite.fr
Musée départemental Arles antique, presqu’île du Cirque romain, Arles (13). Tous les jours, sauf le mardi, de 10 h à 18 h. Tarifs : 8 et 5 €. www.arles-antique.cg13.fr

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°718 du 1 décembre 2018, avec le titre suivant : Lyon, Nîmes, Narbonne, Arles… Un passé romain commun

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