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Les musées face au défi des faux

Par Isabelle Manca-Kunert · L'ŒIL

Le 7 novembre 2021 - 2878 mots

C’est un secret de polichinelle : il y a des faux dans les musées. Toutes les époques et tous les genres sont concernés car les escrocs se sont constamment engouffrés dans les failles de l’histoire de l’art. Combien sont-ils ? Comment les spécialistes parviennent-ils à contrecarrer les faussaires ? Enquête.

Crâne de cristal du British Museum, aujourd'hui daté de la fin du XIXe siècle. © Gryffindor, 2009, CC BY-SA 3.0
Crâne de cristal du British Museum, aujourd'hui daté de la fin du XIXe siècle.
Photo Gryffindor, 2009

Combien y a-t-il de faux dans les musées ? Cette question embarrassante revient à chaque fois qu’une affaire éclate. Des chiffres fantaisistes circulent, de l’ordre de 30 à 40 %. Mais ils sont à considérer avec la plus grande prudence, car ils sont par nature invérifiables, et sont parfois véhiculés par d’anciens faussaires ayant tout intérêt à soigner leur légende. Autre écueil, on regroupe parfois sous l’étiquette racoleuse de « faux » un patchwork de problématiques diverses. « La quantité de faux est très variable d’un musée à l’autre, d’une période à l’autre, d’un type de production à l’autre. En plus, continuellement, étant donné l’avancée des recherches, telle pièce considérée comme authentique s’avère un faux ou une copie, ou bien, plus rarement, elle est réhabilitée. C’est pourquoi il est très difficile d’avoir une idée exacte de ce que cela représente réellement », explique Anne Bouquillon, chef du groupe Objet dans le département recherche du Centre de recherche et de restauration des musées de France (C2RMF). « En travaillant sur des tablettes cunéiformes, nous avons par exemple découvert des inscriptions mentionnant des souverains qui essaient de faire passer du verre coloré pour du lapis-lazuli. La volonté de tromperie existait donc déjà trois mille ans avant notre ère. Le faux est un “écosystème” et est une vraie question de société qui traverse toutes les époques avec des effets de mode. »

La pudeur des musées

De fait, écrire l’histoire du faux, c’est aussi raconter une histoire du goût. Une histoire passionnante, hélas encore difficile à aborder de manière dépassionnée avec les principaux intéressés. « Il est très difficile d’avoir une idée exacte du nombre de faux dans les musées, en premier lieu car on ne connaît que les supercheries qui ont été démasquées. On peut imaginer qu’on ne connaît en réalité que la pointe émergée de l’iceberg. L’autre raison de cette méconnaissance, c’est l’omerta des institutions », avance Jean-Louis Gaillemin, maître de conférences à l’Université Paris-Sorbonne et auteur de Trop beau pour être vrai [Le Passage, 2019, 18 €]. « Évidemment, les conservateurs ne vont pas se vanter de s’être fait duper, car cela remettrait en cause leur expertise, or le musée est synonyme de connaissance, d’érudition. Ce manque de transparence est un vrai problème. D’autant qu’une fois l’arnaque découverte, les œuvres incriminées sont souvent décrochées et cachées en réserve. Y compris pour des affaires anciennes. Par exemple la fameuse tiare de Saïtapharnès devrait aujourd’hui être exposée au Musée d’Orsay ou aux Arts décoratifs comme un exemple de la production d’orfèvrerie néo-grecque du XIXe siècle, et non pas dissimulée dans les réserves du Louvre. » En 1903, la découverte de ce faux antique acheté à grands frais et présenté comme une trouvaille exceptionnelle avait engendré un scandale d’État. Dès son apparition sur le marché, la pièce avait soulevé des doutes en raison, notamment, de son excellent état de conservation. Une enquête avait permis de remonter jusqu’à son auteur, Israël Roukhomovsky, un orfèvre actif sur les rives de la mer Noire. Ce dernier s’est toujours défendu d’avoir créé une contrefaçon, expliquant avoir exécuté un cadeau destiné à un archéologue. Une sorte d’hommage à la profession en quelque sorte puisque son décor reprenait pêle-mêle des scènes reproduites dans des recueils d’antiquités. Ces éléments bien connus auraient d’ailleurs dû soulever des questions, ainsi que d’autres invraisemblances. Mais les acheteurs avaient certainement trop envie d’y croire. La perspective d’acquérir une pièce extraordinaire, et de coiffer au poteau les autres institutions, ayant sans doute en partie aboli leur jugement. « Quand on analyse certaines grandes affaires, on s’aperçoit qu’il y a un phénomène qui revient fréquemment, c’est la rivalité entre les musées. Il y a une compétition féroce pour avoir la primeur d’une découverte ou pour acheter une pièce exceptionnelle, surtout si on sait que des confrères veulent également l’acquérir », remarque Jean-Louis Gaillemin. « Or, quand on désire quelque chose et qu’on le fait savoir, on s’expose davantage. Dans le cas de la tiare de Saïtapharnès, le Louvre s’était rué sur l’objet en partie parce que le marchand lui avait fait croire qu’il allait la proposer au British Museum avec qui le musée était en rivalité. »

Exploiter les failles

Les faussaires savent exploiter ce ressort psychologique et profiter de ces rivalités internationales qui se matérialisent par la quête de l’objet rare capable d’attirer les foules. « On observe toujours une faculté à s’engouffrer dans une faille : le faussaire est opportuniste, donc il surfe sur un phénomène de mode. Par exemple au moment de l’ouverture du Musée du quai Branly, on a vu arriver sur le marché de nombreux faux objets d’art extra-occidental. Il y a aussi eu une vague de faux objets venant du Proche-Orient. Cela répondait à un engouement très fort pour des pièces rarissimes », observe Anne Bouquillon. « Cela crée fatalement un appel d’air et on voit émerger quantité de prétendus unica. C’est une stratégie redoutable, car il n’y a rien de plus difficile à identifier et à dater qu’un unicum car, par définition, c’est une pièce pour laquelle nous ne disposons pas de référentiel. » L’absence d’œuvre de comparaison est en effet un des talons d’Achille des chercheurs, dont l’une des tâches fondamentales est justement de constituer de vastes bases de données pour pouvoir écarter les objets suspects. Fatalement, les corpus les moins bien documentés sont des cibles. Les musées sont, par exemple, alertés sur la circulation depuis quelques années de fausses céramiques de Gauguin, les faussaires misant sur le fait que ce registre de son corpus est encore peu documenté. Comme l’avait démontré avec fracas le faux Faune de Shaun Greenhalgh, très applaudi au début des années 2000. Considéré comme la première céramique de l’artiste, il faisait la fierté de l’Art Institute de Chicago, jusqu’à ce que la vérité éclate.

Surfer sur les découvertes

Les faussaires parient en effet sur la méconnaissance d’un secteur émergent pour duper les acheteurs. C’est une mécanique que l’on voit se répéter tout au long du XIXe siècle, qui a vu la mise en circulation de quantités industrielles de faux. Le faux ne naît pas à cette époque – on en connaît au moins depuis l’Antiquité –, mais il prend alors une ampleur sans précédent à la faveur de la constitution de grandes collections et de l’ouverture de pléthore de musées. Tirant parti d’une discipline encore en construction, l’histoire de l’art, et de l’absence de techniques scientifiques, les falsificateurs tentent alors de surfer sur toutes les redécouvertes. Avec évidemment une prédilection pour les domaines qui suscitent un profond engouement. Le pauvre Bernard Palissy, redécouvert au XIXe siècle et porté aux nues comme le grand artiste français de la Renaissance, a ainsi été à son corps défendant une source d’inspiration pour quantité de faussaires. Des arnaqueurs plus ou moins « talentueux », car certaines pièces représentent des espèces encore inconnues dans l’Hexagone de son vivant. Plus d’un siècle plus tard, la mise au jour de son fonds d’atelier lors des fouilles du Grand Louvre, à l’emplacement actuel du laboratoire des musées de France – cela ne s’invente pas ! –, a permis de constituer une solide base de données avec des éléments de comparaison précis permettant de mieux discriminer les faux. C’est une constante : les champs artistiques fraîchement redécouverts, dont la connaissance est forcément lacunaire, font le bonheur des escrocs. Alors que la civilisation étrusque ressurgit des limbes, des escrocs s’engouffrent ainsi à cœur joie dans la production de faux, y compris des pièces ambitieuses à l’image du monumental sarcophage acquis par le British Museum. D’autres se spécialisent en faux primitifs italiens ou en objets précolombiens, deux domaines qui font alors fureur. Outre les faux, on dénombre même des canulars montés de toutes pièces, dont la rocambolesque affaire des crânes de cristal, ces têtes mystérieuses, aux prétendus pouvoirs surnaturels, qui auraient été créées de manière magique et achetées notamment par le Musée de l’Homme, le British Museum et le Smithsonian. Il aura fallu plus d’un siècle pour que le pot-aux-roses soit révélé et que des chercheurs démontrent qu’elles ont en réalité été réalisées à coups de foreuse et d’abrasifs modernes et n’ont a priori pas davantage de pouvoir ésotérique qu’une banale flûte à champagne

L’archéologie noyautée

Au XIXe siècle, l’essor de l’archéologie et la grande quantité de chantiers de fouilles ont créé un climat propice à la multiplication des contrefaçons. À tel point que certains sites souffrent encore aujourd’hui du soupçon de l’imposture, à l’instar de Tanagra. Dans les années 1870 furent mises au jour sur ce site grec d’élégantes statuettes. Leur esthétique raffinée correspondait tellement au goût du moment que leur succès fut fulgurant et les copies immédiates. D’autant que l’on a mis au jour des moules anciens sur les sites de fouilles et que les gisements d’argile étaient toujours exploitables. Les faussaires avaient donc tout sous la main pour produire des faux bluffants. L’afflux de faux a été si massif que, pendant un temps, on a même interdit de montrer des tanagras pour éviter de fournir des modèles aux escrocs. Le problème était tel que plus d’un siècle plus tard, les musées ont dû passer au crible leurs collections. Le Louvre, qui avait acheté ses tanagras par l’intermédiaire de marchands honnêtes a dénombré moins de 10 % de faux, alors que les musées royaux allemands, qui n’étaient pas passés par les mêmes filières, conservaient essentiellement des faux ! Plus proche de chez nous, le site archéologique de Bavay, dans le Nord, a été malgré lui une véritable plaque tournante de faux. En 1833, l’antiquaire Derbigny venu traquer la pièce exceptionnelle raconte ainsi comment les habitants essaient de lui fourguer leurs « antiquailles », la plus savoureuse étant sans conteste une authentique « théière romaine » (sic). D’autres fraudes sont plus sophistiquées, à tel point que tous les musées de la région en ont acheté. Plus surprenant encore, le Musée du forum antique de Bavay en a acquis un cette année, sciemment cette fois-ci ! Une acquisition à visée pédagogique pour lever le voile sur l’histoire des faux bronzes du site et faire progresser la recherche. Cette démarche est pour le moins atypique tant les musées préfèrent ne pas faire de vagues sur cette question épineuse. Il faut cependant mettre au crédit des musées d’archéologie et d’histoire d’aborder ce sujet avec plus de transparence. En 2016, le Musée de Cluny prenait ainsi à bras-le-corps la problématique des faux émaux dans une exposition. Tandis que, cet automne, le Musée national de la Renaissance dévoile les résultats d’une vaste enquête sur le verre vénitien. Ce projet, fruit d’années de recherche, tente de démêler le vrai du faux au sein d’une production foisonnante qui a connu un impressionnant revival au XIXe siècle.

Le cas Corot

Le faux concerne toutes les époques et tous les supports et pourtant, quand on évoque le sujet, c’est irrésistiblement la peinture qui vient à l’esprit et plus particulièrement certains artistes qui charrient une réputation sulfureuse. « Corot est l’auteur de 3 000 tableaux dont 10 000 ont été vendus aux États-Unis. » La boutade de René Huyghe a hélas fait florès, à tel point que Corot est indissociable de la notion de faux. « À la mort de Corot, en 1875, sont apparues sur le marché toutes les études qu’il gardait sagement dans son atelier et qui servaient à élaborer les grands tableaux envoyés au Salon. Or ces petites études n’ont pas été bien comprises, des hagiographes et des marchands ont essayé de surévaluer ces œuvres et de repositionner Corot comme un précurseur de l’impressionnisme. On était alors dans le sillage de la première exposition du groupe et cette prétendue paternité donnait une image plus moderne, plus vendeuse, de Corot », explique Gérard de Wallens, professeur d’histoire de l’art spécialiste de Corot. « Or ces petites études, à la différence des grands tableaux, étaient faciles à falsifier. À la fin du XIXe siècle, la production industrielle de faux Corot s’explique donc par la conjonction de l’oubli, du changement d’époque et de goût, et la facilité de faire des petites études. Face à l’ampleur des faux, un catalogue raisonné a été publié rapidement pour protéger son œuvre, mais il a été détourné comme une sorte de réservoir d’images pour les faussaires qui ont produit des milliers de contrefaçons. Comme l’artiste travaillait beaucoup par séries, il était tentant d’ajouter une ixième variation à un ensemble. » De plus, l’artiste travaillait entouré d’élèves et de suiveurs, ce qui complique encore la tâche actuelle des experts, d’autant que des vendeurs malhonnêtes ont parfois gratté les signatures de ces artistes pour apposer celle de Corot. Aujourd’hui, beaucoup a été fait pour séparer le bon grain de l’ivraie et ainsi rétablir la vérité. Et pourtant, bien qu’on ne trouve pas pléthore de faux Corot exposés comme tel dans de grands musées, le mythe perdure.

Un arsenal affûté

Les musées font en effet des efforts constants pour essayer de se prémunir contre ces impostures. Des efforts payants, car, à l’exception de quelques scandales fracassants, comme les faux sièges du château de Versailles en 2016, peu d’affaires de faux ont récemment été déplorées dans de grands musées. Pour éviter autant que possible les fraudes, des protocoles stricts sont appliqués. Les provenances sont passées au peigne fin et les œuvres soumises à une batterie d’examens de laboratoire. Les sciences du patrimoine ont d’ailleurs connu une évolution spectaculaire en quelques décennies. L’imagerie a notamment gagné en précision et s’appuie sur des techniques d’avant-garde issues de l’univers médical telle la tomographie. Les spécialistes développent également des méthodes d’analyse pointues des gestes de l’artiste et de la mécanique des matériaux pour comprendre, par exemple, la constitution des réseaux de craquelures. Un détail loin d’être anodin, car ce sont souvent les incohérences des craquelures qui trahissent les mystificateurs.

Le vrai-faux Galilée

Les bibliothèques et les archives sont elles aussi des proies de choix pour les faussaires. Et, à l’instar des musées, ces institutions n’aiment guère s’étendre sur ce genre de mésaventure. Au printemps 2021, les Espagnols ont ainsi découvert, médusés, que leur Bibliothèque nationale conservait un faux, et en connaissance de cause depuis des années ! La prestigieuse institution comptait parmi ses trésors un exemplaire du Sidereus nuncius, un ouvrage mythique pour les scientifiques, car il s’agit du premier texte imprimé portant sur l’observation du ciel à l’aide d’une lunette astronomique. Or, il y a quelques années, la bibliothèque s’est aperçue de manière totalement fortuite que le précieux ouvrage de Galilée avait été volé et remplacé par un faux. Après la découverte du forfait, l’institution a mis quatre ans à le signaler à la police. En voulant étouffer l’affaire, l’établissement s’est au contraire exposé à de virulentes critiques et a attiré l’attention sur les failles de sa sécurité.


Le faussaire désintéressé ?

Dans la galaxie des faussaires, la figure de Mark A. Landis dénote. Motivé davantage par la soif de reconnaissance que par l’appât du gain, le mystificateur a en effet produit des faux, non pas pour les vendre mais pour les offrir à des musées. Une quarantaine d’institutions américaines se sont fait berner par ce mécène apparemment au-dessus de tout soupçon, qui a fortiori se faisait parfois passer pour un prêtre jésuite. La supercherie a duré près de quarante ans ! Un record dans les affaires de faux. Il faut dire que notre « bienfaiteur » avait trouvé la cible idéale : des établissements de taille moyenne ravis de ces libéralités inattendues à qui il faisait de surcroît miroiter de futurs dons financiers. Il misait aussi sur le fait que ces musées n’avaient pas les moyens d’effectuer des analyses systématiques, qui auraient permis d’écarter ses faux assez grossiers. Avant d’être démasqué en 2010, il a floué, entre autres, le Musée d’art d’Oklahoma City et le Musée de l’université Hilliard.


Le défi, c’est aussi d’avoir plus d’imagination que les faussaires.

« Aujourd’hui, il est rare de trouver des faux grossiers. Ils sont extrêmement sophistiqués, car les faussaires lisent ce qui est publié sur l’époque qui les intéresse ; ils sont parfaitement au courant des méthodes utilisées dans les laboratoires et sont aussi parfois physiciens ou chimistes. Ils connaissent les moyens d’expertise, les techniques d’analyse et leurs limites et ils savent comment les contrecarrer et même comment tromper ceux qui vont prélever. Depuis une trentaine d’années, dans le domaine des terres cuites par exemple, nous sommes ainsi confrontés à des faux très “vicieux” dans lesquels des fragments anciens sont inclus là où les prélèvements pour thermoluminescence sont susceptibles d’être réalisés, pour lesquels les matériaux utilisés ont toutes les caractéristiques physiques et chimiques de ceux des objets authentiques. Nous devons donc toujours essayer d’avoir un temps d’avance sur eux. Le défi, c’est aussi d’avoir plus d’imagination qu’eux, de se mettre dans leur tête pour tenter d’anticiper les fraudes. Nos atouts résident dans l’importance et la richesse des bases de données sur les artistes, les types d’œuvres ou les technologies anciennes, dans le partage des expériences avec tout un réseau international de structures officielles et de laboratoires. Nous formons aussi les futurs professionnels du patrimoine pour les sensibiliser à ce problème aigu. Mais la difficulté est de savoir jusqu’où communiquer sur ces questions sans dévoiler toutes nos cartes.

Anne Bouquillon, chef du groupe Objet dans le département recherche du C2RMF

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°748 du 1 novembre 2021, avec le titre suivant : Les musées face au défi des faux

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