SAINT-PÉTERSBOURG / RUSSIE
Entre le Musée de l’Ermitage sous l’égide du gouvernement central et les initiatives privées qui se multiplient, les 17 musées municipaux survivent tant bien que mal.
Ville musée par excellence, Saint-Pétersbourg apparaît figée dans une architecture du XVIIIe siècle, balançant d’une rue à une autre entre baroque et néoclassique, avec quelques rares intrusions de façades Art déco et Art nouveau. Une réflexion hâtive suggérerait que la politique muséale municipale a eu une influence hégémonique sur les autres paramètres de la vie urbaine. Loin s’en faut. Si Saint-Pétersbourg a vu son développement stopper net en 1917, c’est la conséquence de traumatismes successifs. L’aristocratique beauté du centre-ville souffre à la fois d’avoir été négligée pendant les 70 ans de l’ère soviétique, de rénovations barbares ici ou là et de l’invasion anarchique des enseignes commerçantes. Reste qu’une atmosphère de musée règne dans les rues, bien au-delà des murs de l’Ermitage ou du Musée Russe. Peut-être est-ce la source de cet étonnant conservatisme des Pétersbourgeois, tous braqués comme un seul homme contre tout nouvel objet architectural, gratte-ciel surtout, susceptible de modifier la ligne d’horizon. En esprit comme en apparence, tout la distingue de Moscou, d’où elle prend pourtant ses ordres en matière de politique culturelle.
La verticale du pouvoir russe
Les questions muséales prennent ici aussi la forme d’affaires d’État, c’est pourquoi les grands musées comme l’Ermitage et le Musée Russe sont placés directement sous l’autorité du ministère de la Culture à Moscou. La sacro-sainte verticale du pouvoir russe. Les financements viennent du centre, et la ville de Saint-Pétersbourg n’a pas vraiment son mot à dire. « Nous sommes bien sûr informés de ce qui se passe dans ces deux musées, mais notre tâche essentielle se concentre vers la conservation de musées moins connus », admet avec une pointe de regret Yana Sedelnikova, directrice du département du Patrimoine au comité pour la Culture de Saint-Pétersbourg. « Vous devez bien saisir l’organisation très spécifique de l’administration russe » confie-t-elle prudemment. Traduction : la fédération russe n’a de fédérale que le nom et la municipalité doit se contenter de conserver ce que le centre n’a pas trouvé assez intéressant.
Armé d’un « budget modeste, mais stable depuis quelques années », selon Sedelnikova, le comité pour la Culture a pour priorité de « conserver et restaurer ». Acquérir de nouvelles œuvres d’art ou des collections semble un objectif lointain. « Nous avons un grand patrimoine à restaurer : ce sont de grosses dépenses. Alors acheter, oui, mais cela exige un très long processus administratif, des commissions d’expert, le ministère, etc. Nous n’avons pas le droit d’acheter quoi que ce soit à l’étranger. Seul le ministère a le droit », souligne-t-elle. Installée dans un bureau étouffant de chaleur et encombré de vieux mobilier soviétique, elle peine à cacher la suspicion qu’éveille en elle l’intérêt d’un journaliste étranger pour l’activité du comité pour la Culture de Saint-Pétersbourg. « Des chiffres précis sur le budget municipal pour les musées des beaux-arts ? Je n’en ai pas sous la main ». « Vous comprenez… c’est très difficile à calculer… Envoyez-moi un e-mail et je verrai si j’ai le temps de trouver ce chiffre ». Quelques semaines plus tard, nous attendons toujours la réponse.
On peut comprendre sa prudence. Avec la corruption endémique rongeant l’administration russe, tout achat avec l’argent public suscite la méfiance des Russes. Les rétro-commissions sont monnaie courante, dans le domaine culturel comme dans l’achat de gazoducs. L’élite politique mise en place par Vladimir Poutine est presque entièrement issue des services secrets et pas un de ses membres ne semble éprouver quelque intérêt que ce soit pour la culture. Petit exemple, le vice-maire en charge de la culture, Vassili Kitchedji, est un ancien directeur d’une usine de tracteur n’ayant rigoureusement aucun lien avec le monde culturel.
Des musées discrets tombés dans l’oubli
En comptant les filiales locales des deux grands musées fédéraux, on décompte trente musées et salles d’expositions consacrés aux arts plastiques. Parmi eux, dix-sept sont gérés et financés par la municipalité. Ce sont des musées « injustement ignorés par les touristes », selon Sedelnikova, qui attire en particulier l’attention vers le Musée municipal de la sculpture, le Musée d’art théâtral et musical et le Musée des arts décoratifs du palais Elaguine. Le premier a été créé en 1939 par des amateurs locaux pour conserver les pierres tombales sculptées et les monuments publics délaissés par les autorités soviétiques. « Saint-Pétersbourg est la patrie de la sculpture monumentale, une école qui perdure encore aujourd’hui », soutient-elle. La collection n’a rien d’avant-gardiste et ne s’éloigne guère des canons esthétiques de la fin du XIXe siècle. Le musée d’art théâtral comporte quelques remarquables portraits d’acteurs ou de compositeurs russes célèbres, mais peut difficilement justifier l’allongement d’un séjour à Saint-Pétersbourg. Heureusement, des initiatives privées contournent l’apathie des autorités. Deux milliardaires ont concrétisé des projets qui devraient rester longtemps sur la carte de la ville. Roman Abramovitch et son épouse Daria Joukova développent l’îlot « Nouvelle Hollande » (un arsenal et une prison panoptique, tous deux désaffectés) pour en faire un centre d’art contemporain couplé avec une zone de loisirs (bars, parc, orangerie, voir p. 26). Viktor Vekselberg a lui restauré le magnifique palais Chouvalov dans lequel, à partir de septembre, seront exposés les 4 000 œuvres de son fonds « Lien du temps ». D’autres hommes d’affaires moins connus ont ouvert des musées privés, comme le « Nouveau Musée », exposant sur trois étages des œuvres de qualité, essentiellement l’avant-garde russe de la première moitié du XXe siècle. Beaucoup plus controversé, l’énorme Musée Erarta affiche le goût de ses propriétaires pour l’art contemporain le plus pompier qui soit. Se présentant comme « le plus grand musée privé russe », Erarta est la risée du milieu de l’art contemporain local.
La scène artistique de Saint-Pétersbourg s’est formée dans les années 1980 autour du mouvement ironiquement appelé « le nouvel académisme ». Son esprit a longtemps hanté le squat « Pouchkinskaïa 10 », un lieu qui s’est progressivement institutionnalisé et a perdu de son intérêt. D’autres projets s’en sont inspirés ces deux dernières années : Taïga, Arkhitektor, Etagi et Tchetvert. Ce sont quatre lieux nés de collectifs artistiques distincts. Quatre bâtiments comprenant des studios de création, des salles d’exposition (ou galeries d’art), des bars et des boutiques. « Notre objectif est de secouer le conservatisme ambiant », explique Elena Iouchena, fondatrice de la galerie Aperto et directrice artistique de Tchetvert. « Je veux attirer ici les babouchki (grand-mères) cultivées comme les jeunes branchés, les mettre en contact avec l’art contemporain. Ma mission est essentiellement éducatrice », assure cette galeriste d’à peine vingt ans. Elle compte beaucoup sur la Manifesta 10, qui se tiendra à Saint-Pétersbourg en 2014, sous le patronage de l’Ermitage. « Nous travaillons tous ensemble sur cet événement qui va enfin ouvrir Saint-Pétersbourg à la modernité ».
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Les cousins oubliés de l’Ermitage
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°396 du 6 septembre 2013, avec le titre suivant : Les cousins oubliés de l’Ermitage