Sous le pseudonyme « Hokusai » se cache l’un des artistes japonais les plus célèbres, mais aussi les plus obscurs. Portrait, en pointillé, d’un génie insaisissable présenté au Grand Palais…
Peintre et dessinateur admirable, artiste mégalomane et perpétuel insatisfait, Hokusai a laissé derrière lui une œuvre protéiforme, d’une fécondité inégalée. Admiré en Occident, plus contesté au Japon, le « Vieil Homme fou de peinture », comme il se surnomma lui-même, fit basculer l’art de son pays dans la modernité. Romanesque à souhait, sa biographie recèle encore pourtant de nombreuses zones d’ombre… « Dès l’âge de 6 ans, j’ai commencé à dessiner toutes sortes de choses. À 50 ans, j’avais publié de nombreux dessins, mais rien de ce que j’ai fait avant ma soixante-dixième année ne mérite vraiment qu’on en parle. C’est à 73 ans que j’ai commencé à comprendre la véritable forme des animaux, des oiseaux, des insectes et des poissons, et la nature des plantes et des arbres. Ainsi, à 86 ans, j’aurai encore progressé. À 90 ans, j’aurai pénétré plus avant l’essence de l’art. À 100 ans, j’aurai peut-être atteint vraiment le niveau du merveilleux et du divin. Quand j’aurai 110 ans, chaque point, chaque ligne de mes dessins possédera sa vie propre. Si je pouvais exprimer un vœu, je demanderais à ceux qui me survivront de constater que je disais vrai. Signé Manji, le Vieil Homme fou de peinture. » C’est en ces termes teintés d’orgueil et d’angoisse que le peintre nippon a choisi de s’adresser à la postérité. Il n’en fallait pas plus pour que le mythe du génie maudit et torturé séduise instantanément les critiques d’art et les collectionneurs occidentaux, trop heureux de découvrir un artiste dont la quête incessante de perfection le disputait à l’intensité créatrice.
Une invention française ?
Dans le sillage du peintre Félix Bracquemond (qui s’arroge dès 1856 la paternité de sa découverte), nombreux sont les artistes qui s’enflamment pour ses « images du flottant » (ou estampes) aux aplats de couleurs franches et aux cadrages insolites. De Van Gogh à Seurat, en passant par Toulouse-Lautrec et Manet, nul ne semble échapper à cette douce pathologie qu’est l’« Hokusai-mania ». Parachevant le mythe, pas moins de trois biographies voient le jour entre 1896 et 1914, dont deux signées par d’éminents historiens de l’art, Edmond de Goncourt et Henri Focillon. Hokusai, une invention française ? Force est d’admettre que la vision des cercles japonistes va pervertir durablement la perception de l’œuvre du peintre nippon.
S’étendant sur plus de soixante-dix ans, la carrière d’Hokusai (1760-1849) est, en effet, bien plus complexe et variée que sa légende occidentale. On y recense, pêle-mêle, des estampes représentant des acteurs de kabuki ou des courtisanes du quartier des plaisirs d’Edo, des romans illustrés ou « livres jaunes » bon marché, des recueils de poésie d’un raffinement inégalé, des scènes de la vie quotidienne savoureuses et cocasses, des esquisses tracées d’un pinceau furtif, des séries de paysages d’une grandeur cosmique, des manuels d’architecture ou des traités techniques d’une précision mathématique, des visions hallucinées de spectres et de fantômes, des peintures oniriques de tigres et de dragons, des études quasi cliniques de femmes noyées ou de mourants et, pour clore cet inventaire vertigineux, des portraits de vieillards dans lesquels certains ont été tentés de reconnaître des autoportraits… Bref, à la manière d’un Picasso, Hokusai est un ogre de la peinture, l’un de ces génies insatiables qui font feu de tout bois, passent d’un genre à l’autre avec une facilité déconcertante, brouillent les pistes et changent de signature comme on enfile un kimono. On prête ainsi à Hokusai pas moins de cent pseudonymes… Signe de mégalomanie, ou preuve irréfutable de son instabilité ? Un peu comme si chaque « nom de pinceau » cherchait à épouser une manière d’être, à expérimenter une nouvelle méthode, à établir un acte de naissance artistique.
Les années de formation
L’origine de ce « travestissement identitaire » est peut-être à chercher dans la biographie même du peintre. Tous les ingrédients romanesques semblent convoqués. Né dans une modeste famille dont on ignore à peu près tout, le jeune Hokusai est adopté dès l’âge de 3 ans par un artisan d’Edo qui fabrique des miroirs pour le compte du shogun. De cette enfance passée au contact des humbles (artisans et paysans), l’artiste conservera toujours une certaine tendresse pour le petit peuple. Grâce à ses dons exceptionnels en dessin, il entre en apprentissage chez un graveur d’estampes et réalise, dès 1793, ses premières illustrations de romans comiques. Il est enfin accepté à l’âge de 18 ans dans le prestigieux atelier de Katsukawa Shunsho, où il signe ses premiers portraits d’acteurs. Familiarisé avec les techniques de l’estampe et de la peinture traditionnelle, l’artiste traverse alors une période solitaire et torturée. Quittant l’atelier de son maître Katsukawa dès son décès, Hokusai cherche désormais seul sa voie. Fervent bouddhiste, adepte de la secte Nichiren, il peint, lit, médite et dessine inlassablement. En 1795, il décide de reprendre le célèbre atelier de peinture de Tawaraya et adopte le nom de Sori II. Sa métamorphose stylistique est radicale : Hokusai bâtit alors sa réputation sur des œuvres luxueuses et raffinées, tandis que ses peintures et ses dessins sont peuplés de silhouettes évanescentes aux poses langoureuses et mélancoliques. L’influence du grand Utamaro, le chantre de l’éternelle beauté féminine, ne semble pas très loin… L’année 1798 va cependant marquer un tournant décisif. C’est en témoignage de sa vénération pour le bodhisattva Myôken, incarnation de l’étoile Polaire, que l’artiste adopte crânement le pseudonyme d’Hokusai, qui signifie « Atelier du Nord ». Un changement d’identité, qui se veut aussi une affirmation de son statut d’artiste indépendant. Grâce à son rapprochement avec les cercles littéraires qui fleurissent dans la capitale, il réalise alors de nombreux livres et surimono, ces luxueuses gravures en une seule feuille destinées à l’usage privé. Ce dessinateur hors pair n’aura pas son pareil pour varier à loisir les infinies nuances de gris obtenues en délayant l’encre de Chine : sous son pinceau souple et agile tout à la fois, les fictions longues aux intrigues épiques se parent d’un halo de fantastique.
Les séries révolutionnaires
Suivi par un nombre croissant d’admirateurs et de disciples, l’artiste peut alors se consacrer dès 1810 à son grand œuvre : ces quelque trois mille neuf cents « dessins variés » rassemblés sous le titre générique de Hokusai manga. Publiée entre 1814 et 1878 (soit à titre posthume, bien des années après sa mort), cette gigantesque encyclopédie du monde vivant défie l’entendement par sa virtuosité technique et son inventivité formelle ! Sumos et guerriers y côtoient personnages grotesques ou comiques, fleurs et oiseaux, dessins techniques et relevés architecturaux. On reste confondu d’admiration devant ce panorama de la vie quotidienne au Japon à l’époque de la bouillonnante Edo.
Passé l’âge de 50 ans, il adopte alors le nom de Taito et réalise une série de shunga (estampes érotiques) de toute beauté, hélas absentes de l’exposition du Grand Palais… C’est cependant sous le pseudonyme de Litsu que l’artiste signe, entre 1820 et 1834, ses chefs-d’œuvre les plus accomplis, dont sa série des Trente-six vues du mont Fuji ou celle des Voyages au fil des cascades des différentes provinces. Transcendant le genre du paysage, le peintre réalise des compositions mystiques d’une rare violence. Embarcations emportées par une mer déchaînée, voyageurs luttant à grand-peine contre les rafales du vent, silhouette conique du mont Fuji zébrée d’éclairs menaçants… bien des estampes signées de la main d’Hokusai ont des allures de mini-drames. Est-ce le dynamisme de leurs traits, la force magistrale émanant de leur composition qui scellent leur aspect définitif, comme inscrit dans la grande Histoire ? Il se dégage de ces apocalypses marines, de ces embrasements telluriques un sentiment d’implacable éternité. Comme si l’homme, fragile créature, humble fétu de paille, était aspiré dans un tourbillon cosmique des origines. À jamais ballotté, à jamais chaviré… Alors que l’artiste obsessionnel et prolifique adopte en 1834 le pseudonyme de « Manji » (« le Vieil Homme fou de peinture »), un jeune peintre du nom d’Hiroshige va bousculer à son tour le genre de l’ukiyo-e (estampe). Peu importe… Hokusai aura révolutionné la peinture bien au-delà de son époque et de son pays. Et continuera de faire couler de l’encre bien après sa mort, le 10 mai 1849.
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L’énigme Hokusai
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Abonnez-vous dès 1 €Jusqu’au 18 janvier 2015. Relâche du 21 au 30 novembre. Galeries nationales du Grand Palais. Ouvert le lundi de 10 h à 20 h, le mercredi, jeudi et vendredi de 10 h à 22 h, le samedi de 9 h à 22 h et le dimanche de 9 h à 20 h. Tarifs : 13 et 9 €. Commissaires : Seji Nagata et Laure Dalon. www.grandpalais.fr
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°674 du 1 décembre 2014, avec le titre suivant : L’énigme Hokusai