MONDE
Plusieurs ethnologues regrettent la présentation trop esthétisante des objets au détriment d’un propos scientifique sur les sociétés qui les ont créés.
Un Inuit écrivait, le 12 octobre 2006, dans le courrier des lecteurs du Nouvel Observateur, « au Musée du quai Branly, j’ai cherché mon peuple (...) Dans des vitrines sombres, j’ai vu tant de beaux objets (…) À côté de nos objets, il y avait quelques lignes les décrivant sommairement. (…) J’étais entré rempli de l’espoir d’y retrouver toute la richesse de la civilisation des Inuits, et j’en suis ressorti avec le sentiment d’y avoir été parqué dans la grande réserve des sauvages sans culture que l’on ne peut mêler aux grandes civilisations présentées dans les autres musées. »
Le projet de créer un musée résolument postcolonial, un lieu où « dialoguent les cultures » aurait fait long feu. Il n’aurait pas abouti selon plusieurs anthropologues et directeurs d’institutions contactés. Ceux-ci épinglent, en premier lieu, la perspective esthétique qui l’a emporté sur le discours historique et anthropologique remisé au second plan. « Le plateau des collections était déjà daté et dépassé dès l’ouverture du musée », souligne Jean-Loup Amselle, anthropologue et directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, qui s’étonne que « le musée ne se soit pas attelé à opérer une biographie intellectuelle des objets, à étudier le parcours qui les a amenés de leur lieu de production à leur lieu d’exposition ».
La tyrannie de l’esthétisme
La présentation magnifie le goût occidental, une vision esthétique et primitiviste de ces objets. L’œuvre d’art tribale a souvent été produite pour répondre à des buts autres que la simple délectation esthétique, observent, perplexes, des ethnologues et directeurs d’institutions culturelles. « La menace de l’esthétisme élitiste, qui est souvent un esthétisme d’antiquaire, plane sur la majorité des grands musées d’ethnographie », déplorait Boris Wastiau, actuel directeur du Musée d’ethnographie de Genève (MEG), alors qu’il était encore conservateur du Musée de Tervuren (Belgique). « Sa tyrannie, quand il l’emporte, ressemble souvent à une forme de cannibalisme, qui consiste à extraire de collections historiques (…) des icônes esthétiques qui reflètent le bon goût de certains et les courants du marché de l’art. » Arrimé au Quai Branly depuis dix ans, le paquebot piloté par Stéphane Martin apparaît déjà, à leurs yeux, comme un musée du passé. En retard par rapport à ses grands homologues nord-américains (le Musée d’anthropologie de l’Université de la Colombie britannique de Vancouver notamment) ou européens (comme le Musée d’ethnographie de Neuchâtel ou le MEG à Genève) qui ont renoncé à jouer la carte de l’exotisme et à mettre en scène une altérité mythique. « L’humanité est un tout indivisible », martelait Paul Rivet, ethnologue et créateur du Musée de l’Homme.
« C’est un très beau musée du XXe siècle », brocarde l’anthropologue Maurice Godelier (lire l’entretien p. 13). « Un musée néocolonial chic », s’amuse Lorenzo Brutti, ethnologue et ingénieur de recherche au CREDO (Centre de recherche et de documentation sur l’Océanie). « Il n’y a rien de moderne, rien de contemporain au Musée du quai Branly. C’est un peu comme si les Papous consacraient un musée à la France en montrant des intérieurs gaulois et des vestiges gallo-romains », poursuit ce dernier.
Pour accéder à ce temple des arts premiers, il faut gravir une longue rampe d’accès en spirale, puis franchir un tunnel sombre pour accéder, enfin, au « monde des Autres ». Un monde plongé dans la pénombre, peuplé de serpents, de palmiers (imprimés sur les panneaux vitrés) et d’espaces d’expositions aux allures de cavernes. Ethnologue et historienne de l’art, Sally Price s’interroge sur cette mise en scène rappelant les musées des années 1950 à 1980 dans laquelle elle voit « une transplantation ironique du vieux musée colonial de la porte Porée » (Au musée des illusions ; le rendez-vous manqué du quai Branly. Denoël, 2011). « La vision que projettent les cartels, poursuit-elle, est celle de sociétés figées dans un présent ethnographique hors temps et élaborées à partir des premiers rapports anthropologiques qui tiennent que l’authenticité réside dans un passé antérieur au contact. »
Vision d’une société figée
D’autres anthropologues déplorent qu’une institution vouée à redonner une juste place aux trois quarts de l’humanité traite les représentants de ces cultures de manière parfois condescendante ou hautaine. Ils s’offusquent par exemple que les œuvres d’artistes aborigènes sollicités pour peindre certains murs et plafonds du bâtiment aient pu être modifiées sans que ne soit respectée l’intention de leurs auteurs (Arnaud Morvan Traces en mouvement, histoire, mémoire et rituel dans l’art kija contemporain du Kimberley oriental, 2010, Thèse de doctorat en ethnologie et anthropologie sociale) à seule fin de satisfaire les visées décoratives des concepteurs du bâtiment. « Jusqu’où iront les puissants de ce monde dans l’arrogance et le viol de notre imaginaire », se demandait Aminata Traore, essayiste et ancienne ministre de la Culture et du tourisme du Mali, dans une tribune (Libération, 20 juillet 2006). Je conteste le fait que l’idée de créer un musée de cette importance puisse naître, non pas d’un examen rigoureux, critique et partagé des rapports entre l’Europe et l’Afrique, l’Asie, l’Amérique et l’Océanie dont les pièces sont originaires, mais de l’amitié d’un chef d’État avec un collectionneur d’œuvres d’art qu’il a rencontré un jour, sur une plage de l’île Maurice. »
Exposer, n’est-ce pas lutter contre les idées reçues et les stéréotypes ? Éric Jolly, anthropologue et africaniste, chargé de recherche au CNRS, critiquait en 2007 « l’image obsolète des Dogons » que diffuse le plateau des collections (L’art dogon au Quai Branly : l’illusion culturaliste et le goût du mystère). « Il y a plusieurs réalités au Quai Branly, observe aujourd’hui Éric Jolly. Avec, par exemple, un département de la recherche dynamique, lié à une revue de qualité (Gradhiva), et qui est source de bourses postdoctorales pour de nombreux anthropologues, historiens et historiens de l’art, mais un département qui n’a pas son mot à dire sur les expositions, sur l’aménagement, sur l’information concernant les objets exposés, car tout est très cloisonné. »
Est-ce ce « cloisonnement » qui explique que certaines de ses expositions temporaires laissent les spécialistes sur leur faim ? À l’image de Sophie Makariou, présidente du Musée national des arts asiatiques Guimet, qui regrette que celles-ci « ne soient pas davantage des regards croisés, mais plutôt des monographies classiques comme on aime en faire dans les musées français. On prend un sujet et on le laboure. »
Évoquant « D’un regard l’Autre » (septembre 2006-janvier 2007), Sally Price s’étonnait, de son côté, que cette exposition ne ménage « pratiquement aucune place au travail des anthropologues pour apprendre comment les autochtones pensent leur propre culture et le faire ensuite comprendre aux autres. »
« L’exposition “Sepik. Arts de Papouasie-Nouvelle Guinée” (automne-hiver 2015) renfermait de très beaux objets, mais des objets qui n’ont plus de sens aujourd’hui », insiste Lorenzo Brutti. « Il faut travailler sur l’évangélisation et sur l’islamisation de ces populations qui sont autant d’enjeux contemporains si l’on veut vraiment illustrer l’Autre. À défaut, on se contente de diffuser une image romantique que l’on se fait d’eux. » Il faut travailler également sur la signification et l’histoire des objets qui y sont exposés, sur leur provenance comme le fait le MEG. « Si vous allez dans les espaces permanents du Musée du quai Branly, vous avez l’impression que la colonisation n’a jamais existé », raille Jean Polet, professeur d’archéologie africaine à l’Université Paris I (Panthéon-Sorbonne).
Les équipes du Quai Branly avaient pourtant toutes les cartes en mains pour construire un grand musée du XXIe siècle, un musée de civilisation résolument postcolonial, soulignent nos interlocuteurs. « Pourquoi les responsables du musée n’ont-ils pas impliqué davantage les autochtones en les consultant et en les associant ? s’interroge Lorenzo Brutti. Ils avaient le choix entre faire Europe 1 et France culture. Ils ont fait Europe 1 », regrette-t-il.
Comment les collections amérindiennes et aborigènes sont-elles présentées sur leur propre sol ? Le Musée de la civilisation de Québec, le Musée des Indiens d’Amérique du nord (dans plusieurs villes) ou le Musée national de l’Australie de Canberra ont des approches muséographiques propres, mais jouent tous un rôle politique et de construction identitaire, en même temps qu’ils répondent à un enjeu de conservation d’une culture fragilisée, détruite ou assimilée. La présence des communautés y est visible. À Canberra, la consultation de certaines pièces serait même réservée aux membres des communautés concernées. À São Paulo, le Musée Afro-Brasil (né en 2004) est un hymne au métissage de la nation, en plus d’un outil de mémoire et de fierté pour la population noire, arrivée par le commerce triangulaire à la suite des Européens. Tandis qu’à Mexico, la perspective est paradoxale : le Musée national d’anthropologie présente les trésors des Mayas et des Aztèques comme le plus grand patrimoine commun (logique d’assimilation pour une nation largement issue de la colonisation espagnole), mais traduit tous ses cartels en nahuatl.
De quel principe muséographique le Quai Branly se rapproche-t-il le plus ? « On ne peut pas se comparer aux musées canadiens, américains ou australiens », indique Stéphane Martin, le président du Quai Branly. Pour lui, le distinguo est fondamental entre les musées fondés sur une histoire coloniale et ceux qui exposent des objets autochtones. En Amérique (latine et du nord), en Australie et en Nouvelle-Zélande, la civilisation dominante est d’ascendance européenne, tandis que les communautés concernées par les musées d’ethnologie sont au mieux des minorités, le plus souvent disparues (en Afrique et en Asie, le cas de figure est encore différent). Quant à l’idée de musée comme lieu de conservation, de recherche et de médiation, elle est notoirement occidentale. La difficulté de positionnement de ces musées reflète donc un débat vieux comme la science : la connaissance intime se prémunit rarement de la subjectivité, quand l’altérité, menacée par l’exotisme, ne garantit pas l’objectivité. D. R.
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Le discours anthropologique délaissé ?
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°456 du 29 avril 2016, avec le titre suivant : Le discours anthropologique délaissé ?