La chercheuse du CNRS raconte l’histoire d’une discipline fondée au XIXe siècle sur l’affirmation des identités nationales et se tournant progressivement vers le questionnement du pouvoir et la découverte des minorités.
L’historienne de l’art Michela Passini s’est formée en Italie auprès d’Enrico Castelnuovo, professeur d’art médiéval, et s’est spécialisée en histoire de l’histoire de l’art de la fin du XIXe siècle et du XXe siècle. Chercheuse au CNRS (Centre national de la recherche scientifique), elle publie L’œil et l’archive, une histoire de l’histoire de l’art aux Éditions de la Découverte, dans la collection Écritures de l’histoire.
Quelles sont les grandes lignes de cette histoire de l’histoire de l’art ?
L’histoire de l’art en tant que discipline se constitue à la fin du XIXe siècle, en Allemagne, puis en France et enfin en Italie. Elle s’implante à l’université, mais aussi dans le monde des musées et de l’art. Son processus d’institutionnalisation aboutit complètement à la fin de la Première Guerre mondiale. Ensuite, elle connaît d’intéressants phénomènes de transferts : de nombreux historiens de l’art, d’origine juive ou dissidents politiques, quittent le monde germanique très fortement bouleversé par la montée au pouvoir des nazis, ou bien l’Italie, et partent vers les pays anglophones ou l’Amérique du Sud, où l’histoire de l’art est encore en train de s’institutionnaliser. Cette arrivée en masse d’excellents chercheurs – on connaît Panofsky et les membres de l’Institut Warburg, mais il y en a beaucoup d’autres – permet un transfert de notions, de méthodes pratiques, d’instruments d’analyse qui va nourrir l’essor d’une discipline universitaire notamment en Angleterre et aux États-Unis.
Pour quelles raisons ce milieu semble très violent, non seulement à cette époque, mais déjà au XIXe siècle ?
Il y a eu, à la fin du XIXe siècle, des polémiques qui nous semblent aujourd’hui extrêmement dures et qui ont été très fortement marquées par le nationalisme ou le racisme. L’histoire de l’art est une discipline essentiellement politique, parce que c’est l’une de celles qui construisent le patrimoine : elle en parle, le sélectionne, le raconte et le fait exister. La question du nationalisme et de la construction des identités nationales a été vraiment fondamentale pour l’essor de l’histoire de l’art. Aujourd’hui, nous avons des problèmes différents, mais cette dimension politique de la discipline reste très présente.
Votre regard d’historiographe est-il particulier du fait que vous êtes Italienne et que vous travaillez en France ?
Chacun de nous a différentes inscriptions identitaires. Je suis étrangère, je suis une femme et je suis jeune, dans une discipline qui, à un certain niveau, est encore très fortement masculine et très hiérarchique. Mais le fait de venir de l’extérieur permet d’avoir été formée d’une autre façon, donc de ne pas avoir certains automatismes – d’en avoir bien sûr d’autres, parce qu’on n’y échappe pas. Le plus frappant pour moi a été d’apprendre qu’en France il n’y avait pas d’enseignement de l’histoire de l’art dès le primaire. Cela fait partie de la situation plus globale de la discipline qui est vécue comme problématique par mes collègues par rapport, notamment, à la discipline rivale par excellence, l’histoire. L’histoire a une agrégation, elle est bien représentée au CNRS et dispose d’une série de moyens qui permettent une influence très importante dans l’enseignement et dans l’édition, par exemple – toutes choses que l’histoire de l’art n’a pas en France. Pourtant, Paris est une plateforme internationale de la recherche, notamment avec l’Inha [Institut national d’histoire de l’art]. J’ai été très frappée à la lecture d’une enquête menée par Le Débat en 1991 sur l’état de l’histoire de l’art en France. Différents historiens de l’art très reconnus, qui répondaient à cette enquête, considéraient que la discipline était en crise. Ils estimaient que de nombreux champs de l’histoire de l’art français étaient accaparés par des historiens de l’art américains (l’impressionnisme, par exemple) et tenaient cela pour un symptôme d’une crise générale de la discipline. C’est justement l’époque où l’Inha était en chantier et on sent bien que tous ces chercheurs avaient besoin d’un lieu commun qui leur manquait encore.
Existe-t-il aujourd’hui une manière française de faire de l’histoire de l’art ?
Il serait intéressant d’avoir un regard anthropologique, de faire un carnet de terrain sur ces questions-là, dans des réunions, dans des séminaires, etc. Nous avons tous en tête le souvenir de réunions dans lesquelles, quand on évaluait des candidatures ou quand on travaillait sur des dossiers, on s’est dit : « c’est typiquement américain » ou « c’est typiquement italien ». La tradition italienne est vécue comme quelque chose d’extrêmement érudit, et parfois une érudition très sèche et sans analyse. Et j’ai l’impression qu’en France, on se fait une image un peu caricaturale d’une recherche aux États-Unis très théorique, dans le combat politique, sans analyse très fine des textes, des objets. Certaines représentations peuvent être très biaisées, intéressantes comme objets d’étude, mais dangereuses aussi.
Aux États-Unis, où l’enseignement est moins centralisé et moins normé, n’est-il pas plus facile de faire émerger de nouvelles idées ?
Il y a aux États-Unis une grande décentralisation de l’enseignement, mais aussi une hiérarchie très forte entre les différentes universités. La question de la situation très centralisée de l’enseignement en France joue peut-être, mais d’autres facteurs aussi, comme la manière dont on aborde (ou pas) certains sujets tels que la représentation des femmes ou des minorités, par exemple. Cependant, les choses changent. Ainsi, en France et en Europe, beaucoup de chercheurs s’intéressent à la matérialité des arts et à toute la question du travail en atelier et donc remettent en cause l’image romantique de l’artiste génial. Ce sont les auteurs féministes en histoire de l’art (je pense notamment à Linda Nochlin) qui ont d’abord contesté cette figure unique du génie, par définition masculine. Ce mouvement a été très important, bien évidemment pour faire connaître encore plus d’artistes femmes, mais, au-delà, pour faire émerger toute la question du pouvoir dans la définition de l’histoire de l’art. On a pu redécouvrir des artistes d’autres traditions, avec d’autres façons de travailler qui répondent à d’autres besoins et qui ne sont pas du tout dans cette dynamique du génie.
À quelles figures de l’histoire de l’art vous êtes-vous particulièrement attachée ?
Cet ouvrage est une synthèse et donc il mentionne les grands historiens de l’art qui doivent être connus, Aby Warburg, Aloïs Riegl, Henri Focillon, Émile Mâle… Mais je n’avais pas envie de travailler sur les grands auteurs. Je ne voulais pas représenter seulement les théories, les figures, les livres qui ont gagné le pari de la postérité. Ce n’est pas du tout dans l’idée de faire émerger des inconnus, c’était plutôt pour suggérer l’étendue du champ de l’histoire de l’art au XXe siècle. Il s’agissait par exemple de montrer que, au moment où Warburg montait sa bibliothèque et son institut, il existait d’autres figures centrales de la discipline qui sont aujourd’hui assez oubliées, comme Eugène Müntz en France. J’ai fait un travail archéologique. Je voulais rendre compte du paysage tel qu’on peut imaginer qu’il était à l’époque.
Que peut nous apprendre une histoire de l’histoire de l’art ?
En montrant la relativité des critères de jugement des historiens de l’art qui sont aujourd’hui des classiques, elle nous apprend à prendre beaucoup de distance par rapport à nos propres pratiques et à nos propres objets, elle nous permet de remettre en question beaucoup de hiérarchies implicites dans notre travail. L’historiographie, c’est le travail de doute.
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Michela Passini : « L’histoire de l’art est politique »
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Abonnez-vous dès 1 €Michela Passini © Photo Livia Saavedra pour Le Journal des Arts
Michela Passini, L’œil et l’archive, une histoire de l’histoire de l’art, Éditions de la Découverte,collection Écritures de l’histoire.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°480 du 26 mai 2017, avec le titre suivant : Michela Passini : « L’histoire de l’art est politique »