LISBONNE / PORTUGAL
Longtemps niché au fond du jardin de la célèbre fondation portugaise, le musée d’art contemporain est désormais au cœur d’un parc ouvert sur la ville, et signalé par une architecture spectaculaire.
Lisbonne (Portugal). Sur la carte européenne de l’art contemporain, Lisbonne a gagné en quelques années l’image d’un petit Berlin. La capitale portugaise voit éclore un écosystème de galeries, accueille une foire annuelle dérivée d’ARCO Madrid depuis 2016 et une biennale – BoCA – depuis 2017. Avec le Musée d’art d’architecture et de technologie (MAAT), inauguré en 2016, le MAC/CCB (ancienne Fondation Berardo) et le Musée du design et de la mode (MUDO), tous deux rouverts il y a moins d’un an, la ville dispose désormais d’un solide tissu d’institutions. Mais avant cet emballement, le Centro de Arte Moderna (CAM) de la Fondation Gulbenkian tenait seul à bout de bras le milieu de l’art contemporain lisboète.
« Aujourd’hui, on inaugure une nouvelle institution, et en même temps un musée qui a quarante ans d’âge », explique Benjamin Weil, directeur français du CAM depuis 2021. Devant la nouvelle façade du musée rénové et étendu – une vague recouverte de tuiles blanches conçue par le studio de l’architecte japonais Kengo Kuma (voir ill.) –, le directeur est partagé entre l’histoire pionnière de son institution, et un futur à construire. Lorsque la Fondation Gulbenkian se lance dans la constitution d’une collection d’art contemporain en 1958, c’est avec l’objectif de promouvoir le Portugal à l’international, mais surtout d’ouvrir le pays à la création contemporaine. « Comme la fondation l’a fait pour l’alphabétisation, avec ses bus sillonnant le pays », rappelle Benjamin Weil. Et avec l’acquisition d’un pan important de la collection Jorge de Brito, au début des années1980, le fonds contemporain de Gulbenkian devient la référence pour la modernité portugaise.
Tout en promettant une « programmation du XXIe siècle et pas quelque chose de nostalgique ! », le directeur dessine les contours d’un fonctionnement destiné à ouvrir le musée au plus grand nombre, et à vitaliser la scène locale, dans la continuité du programme ACARTE, mené dans les années 1980 par la première directrice du musée. Commissariat participatif, programmation « interstitielle », le CAM ne veut pas être un musée d’experts. Fermé pour travaux depuis août 2020, le musée a rouvert le 20 septembre après 58 millions d’euros de travaux, architecturaux et paysagers.
C’est ce deuxième volet du chantier, réalisé par l’agence du paysagiste Vladimir Djurovic, qui incarne le plus clairement l’intention d’un musée ouvert. La parcelle de jardin attenante au domaine historique de la Fondation Gulbenkian, acquise en 2005, est devenue un véritable parc public. Comme un symbole, les hauts murs qui ceinturaient ce jardin du XIXe siècle ont été abattus, et leurs pierres réutilisées dans un banc qui serpente le long des limites du parc. L’espace de la ville et celui de ce nouveau jardin se confondent, comme un leurre amenant les passants jusqu’au musée : « L’entrée à la culture se fait par le jardin, l’idée d’une culture dominante et monumentale s’efface complètement », analyse Benjamin Weil.
Au fond des bosquets redessinés, le profil d’une grande courbe scintillante apparaît peu à peu : une façade-signal qui porte la griffe d’un architecte star. Le nom de Kengo Kuma seul devrait permettre au CAM de retrouver rapidement sa place parmi les nombreuses institutions qui se sont affirmées durant la dernière décennie. Le plus grand concurrent du musée rénové se trouve toutefois à quelques mètres seulement, et ne présente pas de l’art contemporain, mais l’une des collections privées de beaux-arts et arts décoratifs les plus fameuses au monde. Le Musée Gulbenkian, avec son architecture moderniste et ses trésors anciens a longtemps relégué son petit frère contemporain au rang d’annexe.
Lorsque Penelope Curtis est nommée directrice du Musée Gulbenkian, en 2015, les deux institutions sont même fusionnées : une tentative de dialogue entre fonds ancien et contemporain qui n’a « pas fonctionné », de l’aveu des équipes du musée. Avec l’arrivée de Benjamin Weil en 2021, le CAM est à nouveau une institution indépendante, abritée par la fondation. La géographie des lieux donne désormais toute autonomie au musée d’art contemporain : alors qu’il était au fond du jardin historique de la fondation depuis 1983, le CAM se retrouve désormais au cœur d’un grand domaine ouvert sur la ville, à la jonction stratégique entre le jardin de 1969, adoré des Lisboètes, et celui de 2024, qui ne devrait pas tarder à être adopté.
Alors que d’autres réponses au concours architectural remporté en 2019 par l’agence japonaise promettaient le premier bâtiment édifié en 1983 à la destruction, le projet réalisé a complètement gardé l’existant. À première vue, le grand changement est l’apparition de la grande courbe revêtue de tuiles blanches devant une façade aveugle du bâtiment, une prouesse d’ingénierie qui n’abrite rien d’autre qu’un vaste préau et dont la fonction principale est de relier le bâtiment et le jardin. À l’intérieur, les espaces ont été rationalisés, et les circulations totalement repensées :« une révolution », s’émerveille un artiste habitué des lieux.
La grande nef, qui donne sur l’ancien jardin de la fondation, est quasiment restée telle quelle, si ce n’est le percement de baies donnant sur le nouveau parc, et le renforcement de la structure pour répondre aux normes antisismiques : le vaste espace traversant jouera le rôle d’un « Turbine Hall » portugais, investi par la plasticienne Leonor Astures pour l’inauguration. Il faut se rendre au sous-sol pour enfin découvrir les espaces utiles gagnés par ces lourds travaux, soit une salle longitudinale de 800 m2 qui semble bien limitée au regard de la tâche qui lui est confiée : présenter un siècle d’art portugais, des premières avant-gardes aux créateurs d’aujourd’hui.
Les conservateurs ont néanmoins arraché deux espaces absents du projet initial : des petites réserves visitables, dans lesquelles quelques incontournables de la collection sont accrochés sur de grands racks, et une salle pour valoriser le fonds de dessins et photographies. L’ensemble du projet architectural est finalement tourné vers les principes de l’agence Kengo Kuma (l’engawa, équivalent du seuil en japonais, et la flexibilité), sans grandement tenir compte des besoins des collections. Une réussite visuelle, à n’en pas douter, dans laquelle l’espace effectivement dédié à l’accrochage des œuvres reste trop rare. Le généreux programme de Benjamin Weil devra donc cohabiter avec une architecture pour architectes très léchée, mais peu praticable.
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Le CAM Gulbenkian s’émancipe
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°640 du 4 octobre 2024, avec le titre suivant : Le CAM Gulbenkian s’émancipe