Portugal - Centre d'art

Un musée-jardin pour l’art contemporain portugais

Par Sindbad Hammache · L'ŒIL

Le 26 novembre 2024 - 1367 mots

LISBONNE / PORTUGAL

Le Centre d’art moderne de la Fondation Gulbenkian a rouvert au mois de septembre, à Lisbonne, transfiguré par un nouveau jardin et une architecture-sculpture signée Kengo Kuma. Un écrin pour la création contemporaine portugaise, non loin du Musée Calouste-Gulbenkian qui abrite la collection privée de l’homme d’affaires arménien.

On y entre sans même s’en rendre compte. Une fois passé un banc de pierre courant le long d’une avenue lisboète ; on s’engage dans une allée arborée, on se perd près d’une clairière plantée d’essences méditerranéennes, avant d’apercevoir le miroitement d’une grande vague blanche. Couverte de tuiles made in Portugal, et de bois tout aussi local sur son revers, cette forme spectaculaire est la nouvelle entrée du Centre d’art moderne (CAM) de la Fondation Gulbenkian. Ou plutôt, son « seuil », et plus précisément son engawa, principe d’architecture japonaise mis en œuvre ici par Kengo Kuma. Espace intérieur ouvert sur l’extérieur, à moins que ce ne soit l’inverse, l’engawa irrigue les projets de l’agence japonaise depuis une quinzaine d’années. Dans les jardins de la Fondation Gulbenkian, cette zone-limite prend des proportions monumentales, épousant les contours d’une immense courbe : « Ce n’est pas une forme optimisée pour la construction, c’est une forme de sculpture ! », estime Florian Foerster, l’ingénieur structure de ce projet architectural.

Épicentre de la création portugaise contemporaine

C’est ainsi une nouvelle œuvre qui entre dans la collection du CAM, le petit frère contemporain du Musée Calouste-Gulbenkian. Ce dernier, célèbre bâtiment moderniste des années 1950 qui abrite les toiles de maîtres et les trésors d’art décoratif du collectionneur et homme d’affaires arménien (1869-1955), a longtemps fait de l’ombre au CAM. La grande vague de Kengo Kuma devrait permettre d’identifier clairement cette deuxième institution dans les jardins de la Fondation. Figure de référence des modernités portugaises depuis son ouverture en 1983, le CAM, sous la forme d’un grand bâtiment en gradins, était l’œuvre des architectes britanniques Leslie Martin et Sadie Speight. Il n’est désormais plus la cabane contemporaine au fond du jardin, et dispose d’un lieu à la mesure de la collection amassée depuis 1958 par la Fondation, et même de son propre parc arboré. Pensée comme un programme de soutien à la création locale et à l’accès à l’art, la constitution de la collection a connu un tournant en 1983, avec l’acquisition d’une partie significative de la collection Jorge de Brito, insatiable collectionneur de Maria Helena Vieira da Silva, Júlio Pomar, Almada Negreiros, et autres artistes portugais du XXe siècle.

Soutien aux artistes, constitution d’une collection nationale, le CAM est alors le centre de la création portugaise. Quarante ans plus tard, la plasticienne Leonor Antunes (née en 1972) se souvient avec une pointe de nostalgie de ses visites dans ce phare lisboète de l’art contemporain : « À Lisbonne, c’était “le” lieu pour voir de l’art. C’est un endroit qui a vraiment formé ma personnalité », retrace l’artiste, désormais installée à Berlin, et qui a les honneurs du premier solo show dans la grande nef du musée.

Une programmation et un jardin conçus pour tous

Pour autant, c’est bien une « nouvelle institution » qui ouvre cet automne, comme l’affirme son directeur français, Benjamin Weil : « Comment va-t-on remontrer la collection dans ce nouveau CAM ? On veut faire un programme du XXIe siècle, et pas quelque chose de nostalgique. » C’est en sous-sol que se déploie la nouvelle présentation de la collection, dans l’un des rares espaces d’exposition gagnés par l’extension – qui a pourtant coûté 58 millions d’euros. Soit une galerie longiligne de 800 m2, dans laquelle est présentée une petite centaine d’œuvres : un échantillon prélevé dans un fonds de 12 000 pièces. La part belle a été laissée aux jardins dans le projet sélectionné en 2019 par la Fondation Gulbenkian, et qui associe Kengo Kuma au paysagiste Vladimir Djurovic. Une évidence pour Federico Arrieta, chef du projet paysager qui complète le jardin de la Fondation, havre de paix des Lisboètes depuis les années 1950 : « Ce jardin est une de nos références. Quand Vladimir avait visité Lisbonne, il l’avait très apprécié. Pour l’agrandir, nous sommes partis d’une parcelle achetée en 2005 par la Fondation, un jardin romantique ceint de murs très haut, que nous avons ouvert et modernisé. »Larges chemins en terre battue, essences locales et transitions travaillées avec la ville, ces 7 500 m2 de verdure supplémentaires offrent une ambiance tout à fait différente de la luxuriance du jardin des années 1950. Moins secret, plus accessible, ce jardin privé aux allures de parc public fait d’ailleurs partie intégrante de la stratégie culturelle de l’établissement : « L’entrée à la culture se fait par le jardin, ce qui efface l’idée d’une culture dominante, monumentale, explique Benjmain Weil, et cela va complètement influencer notre programmation. »

Fernando Lemos, la vague japonaise

Trente ans après une première exposition, en 1994, Fernando Lemos revient au CAM. Disparu en 2019, l’artiste est souvent cité comme l’un des représentants du surréalisme portugais. Dans ce parcours qui explore la relation de Lemos avec le Japon, on constate que ses influences ne se résument pas aux artistes surréalistes. C’est grâce à une bourse de la Fondation Gulbenkian qu’il effectue son premier séjour japonais, en 1962. Lemos est alors exilé au Brésil, fuyant la dictature de Salazar, et ce voyage semble marquer un tournant dans son travail. Il trouve au Japon une nouvelle grammaire graphique, qu’il expérimente principalement par la photographie. Le travail de Lemos s’épure, recourt à la superposition, l’itérativité. « Abstrait » pourrait-on dire, lorsqu’en réalité il met en scène l’éloignement progressif d’un signe et de son sens. Le parcours est ponctué de ses citations et préoccupations (la courbe, l’écriture, le foyer…), mais il manque de repères sur sa carrière. La scénographie, faite de cimaises en papier de riz, laisse transparaître la lumière venue de l’engawa dessinée par Kengo Kuma : une véritable saison japonaise pour rouvrir le CAM Gulbenkian.

Sindbad Hammach

 

« Le calligraphe occidental. Fernando Lemos et le Japon »,

jusqu’au 20 janvier 2025.

Une grande nef pour les solo shows

Pour l’architecte Kengo Kuma, le projet de rénovation et d’extension du CAM s’est fait par « superposition des différentes parties de l’histoire, dans la continuité ». C’est particulièrement vrai dans la grande nef du musée, ouverte sur l’auvent engawa imaginé par l’architecte japonais, tout en conservant les caractéristiques de son architecture originelle dans l’esprit du brutalisme anglais des années 1980, du plafond en gradin aux cages d’ascenseurs, baigné d’une source de lumière supplémentaire grâce à l’ajout de fenêtres. Une salle aux dimensions de cathédrale réservée aux solo shows d’artistes.


Les trésors de la réserve ouverte

Petite victoire sur un projet architectural peu adapté aux besoins de la collection, les conservateurs du musée ont obtenu des réserves visitables, placées au bout de la galerie principale. Cette annexe des réserves principales permet d’exposer au grand public quelques-unes des pièces emblématiques du musée, comme le portrait de Fernando Pessoa par José de Alamada Negreiros (1964). Elle permet aussi de placer les visiteurs dans un rapport différent à l’institution, devant ces grands racks couverts de toiles : « C’est un lieu où l’on rencontre le musée de manière différente, au contact du travail des chercheurs, des restaurateurs. », explique le directeur.


Transparence et fluidité

L’élément le plus frappant du nouveau CAM est évidemment la grande vague qui précède le bâtiment. Mais à l’usage, les modifications concernent surtout la circulation, la clef de tout projet muséal. « De loin, on dirait peut-être du maquillage mais ce projet est beaucoup plus, les lieux sont beaucoup plus ergonomiques. Le plus épatant, c’est la circulation souterraine », explique la conservatrice Ana Vasconcelos. Une grande rue ménagée en sous-sol irrigue l’ensemble du bâtiment et, au rez-de-chaussée, l’entrée principale n’est qu’un passage transparent entre le nouveau et l’ancien jardin.


Une galerie pour la création portugaise

« Tide Line » (« Ligne de marée ») est le titre de la première exposition de la collection du CAM, qui devrait être renouvelée tous les deux ans. Cet accrochage suit le flux et le reflux de la création portugaise, juxtaposant les classiques du premier XXe siècle aux artistes d’aujourd’hui. Un condensé de l’histoire des collections, où les nouvelles acquisitions regardent les maîtres, offrant de belles rencontres : ainsi d’une grande installation en fils de coton naturels par Graça Pereira Coutinho (2015) prolongeant un petit paysage de collines signé Amedeo de Souza-Cardoso (1912).

À voir
« Leonor Antunes, l’inégalité constante des jours de Leonor »,
au CAM, 2, rua Marquês de Fronteira, Lisbonne (Portugal), jusqu’au 17 février 2015, www.gulbenkian.pt

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°781 du 1 décembre 2024, avec le titre suivant : Un musée-jardin pour l’art contemporain portugais

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