KIEV / UKRAINE
Alors que l’Ukraine vient d’élire un ancien acteur et comique à la présidence de la République et que le pays est en conflit avec la Russie, une manifestation d’art contemporain renvoie une autre image du pays.
Kiev. Ses promoteurs l’appellent le « nouveau Berlin », ses détracteurs une ville périphérique désespérée de s’insérer dans l’Europe. Kiev (que les Ukrainiens veulent désormais orthographier Kyiv) a coupé les ponts avec Moscou. Elle affiche son intégration culturelle par le biais d’une Kyiv Art Week, un événement hybride entre foire et biennale, dont la quatrième édition de la Kyiv Art Week s’est déroulée du 20 au 26 mai. La manifestation se présente comme un festival, mais ses véritables acteurs ne sont pas tant les artistes que les 39 galeries d’art contemporain participant à la foire. Celle-ci remplit le rôle d’exposition principale autour de laquelle gravitent des « projets spéciaux » : inauguration de galeries, visite de collections privées, conférences et installations dans des lieux inattendus. Les œuvres exposées à la Kyiv Art Fair sont presque toutes à vendre, mais le cadre n’est pas vraiment commercial : l’événement est subventionné par la mairie de Kiev en tant qu’événement culturel et touristique. Les galeries ont totale liberté sur leurs choix artistiques, mais le festival propose un thème (« This is not a competition ») et un commissaire d’exposition, qui n’est autre qu’Eugene Bereznitsky, le fondateur et le directeur de Kyiv Art Week. La superposition des visées commerciales et artistiques résulte d’un marché trop étroit pour porter une foire indépendante. Et de subventions trop modestes pour assurer une manifestation artistique. La subvention de la municipalité (180 000 euros) représente un tiers du budget de Kyiv Art Week, le reste vient de mécènes et de sponsors. Les galeries bénéficient, comme les années précédentes, de la gratuité des stands (la logistique restant à leurs frais). Sauf une poignée d’exposants étrangers qui ont été priés de verser une somme comprise entre 1 000 et 1 500 euros.
Six galeries étrangères ont fait le déplacement : Serge Sorokko Gallery (San Francisco), Stanislas Bourgain (Paris), Galerie Volker DIEHL et Kwadrat (Berlin), Sabsay (Copenhague) et LP Art Gallery (Vienne). Avec des objectifs différents. Serge Sorokko présente le peintre américain Hunt Slonem (né en 1951) et les Ukrainiens Victor Syrodenko (né en 1953) et Valentin Popov (né 1956, vit à San Francisco depuis trente ans). « Nous ne sommes pas venus pour vendre, mais pour une exposition de Slonem que nous organisons au Musée national galerie de peinture de Kiev. Nous avons été invités par Eugene Bereznitsky, c’est pour nous un geste de bonne volonté », explique Sorokko. Volker Diehl dit, lui, être venu parce qu’il est « passionné par l’art d’Europe de l’Est, par la Russie et l’Ukraine », mais « pas pour gagner de l’argent, parce que les Ukrainiens détestent la peinture abstraite. Ce qui est paradoxal, car l’abstraction est née ici : Malevitch, Kandinsky… » Martin Kwade (Kwadrat, Berlin) vient pour la troisième fois à la Kyiv Art Fair, cette fois-ci avec moins de succès que lors des précédentes éditions :« j’ai très bien vendu les autres fois, mais rien pour l’instant », confie-t-il, d’autant plus surpris qu’il a apporté les mêmes artistes berlinois que par le passé.
Le Français Stanislas Bourgain, dont c’est la première participation, se dit très satisfait avec six ventes. Le galeriste parisien, qui travaille surtout avec des artistes ukrainiens et russes, a pour l’occasion montré deux jeunes artistes français, Thomas van Reghem (né 1992) et Mathieu Merlet-Briand (né en 1990), qui ont représenté la moitié des ventes. L’autre moitié vient d’artistes déjà bien connus localement : Yuri Pikul (né en 1983) et Masha Shubina (né en 1979). Stanislas Bourgain a eu la surprise de voir une œuvre de Thomas van Reghem achetée par une collectionneuse autrichienne d’à peine 16 ans. La plupart des observateurs ont d’ailleurs noté une très forte proportion de visiteurs de moins de 30 ans. « Ce sont les têtes blanches qui dominent à la Foire internationale d’art contemporain (Fiac). Plutôt une bonne chose pour les perspectives du marché ukrainien, mais certainement pas pour les ventes aujourd’hui », ironise un visiteur français.
Parmi les galeries ukrainiennes, c’est la disparité qui saute aux yeux. Certaines osent des prix dépassant les 30 000 euros (Vakulenko art consulting) avec des tableaux du très classique Oleksandr Roytburd (né en 1961) ou avec le jeune sculpteur montant Nazar Bilyk, déjà remarqué aux Jardins d’Étretat où son œuvre Rain est exposée. Ses têtes translucides étaient proposées entre 8 500 et 17 000 dollars. « Nous n’avons rien vendu », admet Irina Iouferova, Cofondatrice de la jeune galerie, dont c’était la première participation à Kyiv Art Fair. Même constat chez Mironova, une galerie bien établie dans la capitale. « Ce n’est pas un public d’acheteurs. Ils ne sortent la bourse que pour les œuvres à tirage, sous les mille euros. »« Il ne serait pas superflu de limiter le nombre d’œuvres accrochées au mur, pour davantage de clarté et pour donner un peu de respiration », signale Frédéric Philippe Morales, venu prêter main-forte à son ami Stanislas Bourgain.
Les galeries tirant le mieux leur épingle du jeu commercial, ne changent pas d’année en année : Dymchuk, Abramovych, Voloshyn, chacun mettant en avant un artiste bien connu du public… Anne Savitskaya et Ivanna Bertrand, les organisatrices de Photo Kyiv Fair, (l’autre foire montante d’Ukraine) étaient présentes avec leur « agence d’art Apart11 ». Un nom résumant la situation du minuscule marché de la photographie en Ukraine : l’agence opère depuis un appartement privé.
Tandis que les unes sortent de leurs appartements, d’autres y retournent. C’est le cas de Lioudmila Bereznitskaya, collectionneuse, galeriste et mère d’Eugene Bereznitsky. « Je me retire de la galerie (Bereznitsky Art Foundation) et je me limite à la vente privée ici. J’invite chez moi des gens que je connais. Des acheteurs, pas le tout-venant », explique-t-elle en faisant visiter à quelques personnalités un bel appartement qu’elle vient d’acquérir dans le quartier central huppé, où vit l’élite politique du pays, dont fait partie cette figure centrale de l’art contemporain, mais aussi députée municipale de Kiev, ce qui a permis de débloquer un budget pour la Kyiv Art Week.
Malgré l’agitation de la foire, la réalité du marché fait grise mine. « Le marché local de l’art contemporain ne dépasse pas les 10 millions de dollars, et compte à tout casser trente vrais collectionneurs », assène Lioudmila Bereznitskaya. Des chiffres sur lesquels s’accordent la plupart des interlocuteurs du Journal des Arts. « Nous comptons dix artistes de calibre international, un peu comme vous en France. Dix à quinze maximum. Pas de quoi faire une biennale », lâche-t-elle, un rien désabusée. Il est toutefois permi de rêver que ce pays imprévisible, qui vient d’élire un comédien pour président, secoue son élite oligarchique et s’offre enfin un musée d’art contemporain. Après tout, la Kyiv Art Week vient de démontrer que, même faute d’une partie des ingrédients, la dynamique prend.
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Kiev aussi a sa foire d’art contemporain
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°526 du 21 juin 2019, avec le titre suivant : Kiev aussi a sa foire d’art contemporain