En Syrie, des milliers d’hommes et de femmes se mobilisent au milieu des combats pour sauver le patrimoine, souvent au péril de leur vie quand la province est tombée aux mains de Daesh.
Damas, 21 juin 2015. Maamoun Abdulkarim s’angoisse. Contacté par Skype, ce docteur en histoire de l’art et archéologie qui dirigeait le département d’archéologie de l’université de Damas avant d’être appelé à prendre la tête de la Direction générale des antiquités et des musées de Syrie (DGAM), apparaît à l’écran les traits tirés. « Jamais je ne me suis senti aussi fatigué, aussi déprimé que depuis que j’occupe ce poste », confie celui qui lutte chaque jour depuis trois ans pour sauver le patrimoine de son pays en guerre. Palmyre est encore debout. Mais depuis hier, des habitants de la ville, qui ont gagné Homs, l’informent que les hommes de Daesh sont en train de piéger le site archéologique avec des explosifs. « Font-ils un chantage face à l’armée officielle qui s’approche de la ville pour la reprendre ? Ou veulent-ils faire sauter le site quoi qu’il arrive ? », s’inquiète ce professeur. Un mois plus tôt, le 21 mai, Daesh s’est emparé de la ville, hissant son étendard noir sur le château arabe de la ville antique, « perle du désert », classée au patrimoine mondial de l’Unesco. Le monde entier retient son souffle. Palmyre subira-t-elle le même sort que les cités assyriennes de Nimroud et de Ninive, parmi les plus anciennes de Mésopotamie, de Hatra et de Khorsabad, détruites à la kalachnikov, au marteau-piqueur, au bulldozer et à l’explosif par ceux qui se sont autoproclamés l’« État islamique » ? Contre toute attente, le site, au moins, de façon provisoire, reste intact. « J’ai contacté la communauté locale dès le lendemain de la chute de Palmyre : c’est à cette communauté très forte que nous devons actuellement le salut de la ville antique. Elle est trop attachée à son site pour que Daesh ait pu se permettre de le réduire à néant en prenant le pouvoir », explique Maamoun Abdulkarim. « Nombre de grands chefs, à Palmyre, ont établi des contacts avec les combattants de l’État islamique. Peut-être vont-ils réussir à sauver la cité antique », espère-t-il. Car derrière Maamoun Abdulkarim, distingué pour son action par un prix européen de la sauvegarde du patrimoine culturel, se profile toute une armée de « monuments (wo)men » : un peuple syrien viscéralement attaché à son histoire et à ses racines qui, au-delà des conflits sanglants qui le déchirent et dont il est l’otage, se bat pour sauver ses racines et son identité.
Des pans d’histoire qui disparaissent à jamais
Depuis 2011, le patrimoine syrien, dont six sites sont classés au patrimoine mondial de l’Unesco, est victime des violences de la guerre. Les premières sont liées directement aux combats. Ainsi, parmi ces sites classés, le Krak des chevaliers, la citadelle croisée utilisée comme bastion stratégique pendant les affrontements entre forces loyalistes et rebelles, a subi d’importantes destructions. Et la vieille ville d’Alep, otage des combats d’une violence extrême depuis 2012, est aujourd’hui un champ de ruines.
À ces destructions, se sont ajoutées, depuis 2012, celles provoquées par les mafieux des pays voisins ou autochtones, qui profitent de la guerre pour procéder à des fouilles clandestines et piller les sites archéologiques – comme dans les ruines gréco-romaines d’Apamée, où des malfrats ont arraché des mosaïques au marteau-piqueur. « On compte près de 10 000 sites en Syrie ; leur surveillance était déjà difficile en temps de paix. Aujourd’hui, elle est presque impossible. Or les dommages provoqués par les pilleurs sont irrémédiables : même si on retrouve les objets sur le marché noir, il est impossible de les interpréter sans savoir d’où ils proviennent, et les sites archéologiques éventrés représentent des pans entiers de l’histoire qui disparaissent à jamais », observe Sophie Cluzan, conservatrice du patrimoine au département des Antiquités orientales du Louvre. Enfin, depuis le printemps 2014 et la destruction volontaire de deux sculptures assyriennes – un roi et un lion – à Raqqa par Daesh, un troisième danger plane sur le patrimoine syrien : la rage destructrice des groupes extrémistes contre tout vestige de la culture préislamique.
Des personnes formées à la préservation et à la restauration
C’est donc contre ces trois menaces que se mobilisent les Syriens. Dès son arrivée au poste de directeur des musées et des antiquités, Maamoun Abdulkarim et son équipe de 2 500 fonctionnaires répartis sur le territoire ont mis en place des mesures d’urgence. Près de 300 000 objets d’art, c’est-à-dire 99 % des œuvres des grands musées syriens, ont été évacués, mis à l’abri et inventoriés – comme ces 13 000 objets du Musée de la ville de Deir ez-Zor, située dans une zone de combats, ramenés à Damas dans des avions qui transportaient les corps de soldats tués… À Palmyre, les hommes de Daesh ont ainsi trouvé des salles vides. « N’ayant probablement rien d’autre à se mettre sous la dent, ils ont brisé des figurines de plâtre représentant des hommes préhistoriques et sont ensuite ressortis », indique Samir Abdulac, secrétaire général d’Icomos France.
Et six mille objets ont été retrouvés par les autorités, probablement en provenance de fouilles illicites.
Cela, grâce aux liens que Maamoun Abdulkarim a su établir avec ses partenaires. Si l’isolement diplomatique du gouvernement syrien empêche généralement la DGAM de nouer des contacts officiels avec les chancelleries occidentales, son directeur s’appuie sur le soutien des organisations non gouvernementales. L’Icomos (Conseil international des monuments et des sites) a ainsi mis en place des sessions de formation à distance par Skype pour les membres de la DGAM. Au programme : comment mettre en place des mesures de protection d’urgence – par des sacs de sable,
par exemple –, dresser des inventaires, faire des relevés des destructions et prendre des photographies « utiles » pour les restaurations post-conflit. L’Unesco, pour sa part, a permis l’obtention d’un financement de l’Union européenne pour la sauvegarde du patrimoine d’un montant de plus de deux millions d’euros, grâce auquel des formations se tiennent à Beyrouth. Et pour lutter contre le trafic des biens culturels en provenance de Syrie, l’Icom (International Council of Museums) a établi une « liste rouge » qui aide les professionnels de l’art et du patrimoine et les agents des forces de l’ordre à identifier les objets protégés par la législation nationale et internationale. De même, la DGAM travaille en collaboration étroite avec Interpol.
Un front commun derrière la sauvegarde du patrimoine
Mais dans cette lutte pour la sauvegarde du patrimoine syrien, rien n’est possible sans les Syriens eux-mêmes. « Dans ce combat, la communauté locale est essentielle », insiste Samir Abdulac, de l’Icomos. Dès septembre 2012, un mois après son arrivée au poste de directeur général, Maamoun Abdulkarim a mis sur pied une campagne de sensibilisation – huit cents affiches monumentales ont été placardées à travers le pays, parallèlement à des spots publicitaires pour « faire comprendre que malgré les déchirures et les conflits, c’est l’honneur de notre maman à tous que nous défendons à travers le patrimoine », explique-t-il.
Car ce sont bien les citoyens syriens qui relaient et soutiennent l’action des 2 500 fonctionnaires de son équipe. Ces derniers sont en poste dans les zones sous contrôle aussi bien du gouvernement que de l’opposition.
Ils appartiennent en effet aux communautés locales, souvent très fortes en Syrie, et les mobilisent pour protéger le patrimoine. « La société syrienne est organisée de façon tribale, et les solidarités en son sein sont très importantes », explique Maamoun Abdulkarim. Ainsi à Bosra, ville au sud de la Syrie inscrite au patrimoine mondial de l’Unesco, tombée aux mains des rebelles le 25 mars 2015, la quarantaine de fonctionnaires de la DGAM est restée en place. Un nouveau directeur du musée, susceptible d’être largement accepté, a été nommé. Des travaux de nettoyage dans le théâtre romain ont ainsi été effectués, et des objets susceptibles d’être volés mis à l’abri. « La DGAM arrive à jouer son rôle sur le territoire syrien, car elle n’est pas partisane. D’ailleurs, dans le domaine de la culture, il y a moins de divisions qu’on ne pourrait penser », observe Samir Abdulac. Lorsqu’une communauté est suffisamment forte, il arrive par ailleurs qu’elle parvienne à lutter contre les mafieux venus piller ses sites, en alertant les autorités ou les groupes armés qui les contrôlent.
La violence meurtrière de Daesh
À l’exception toutefois des zones contrôlées par Daesh, qui a institué un système pour permettre le pillage, en prélevant un impôt de 20 % sur chaque objet volé. Toute opposition à ce groupe semble vaine. « Dans la région de l’Euphrate, un gardien spectateur des exactions, qui notait les objets pillés sur le site, a été décapité devant sa famille », rapporte Samir Abdulac. En Irak, l’avocate Samira Saleh Al-Nuaimi, qui s’élevait contre les destructions, a été torturée et exécutée publiquement par l’« État islamique ». Et pourtant, avant l’arrivée des combattants, il arrive sans doute que des citoyens parviennent à sauver des pans de leur patrimoine – à l’image de père Najeeb, à Karakoch, près de Mossoul, en Irak, qui avec l’aide des habitants qui fuyaient a évacué des milliers de livres alors que les troupes de Daesh s’avançaient vers sa ville, ou de ces habitants de Tombouctou qui ont caché des manuscrits pour les protéger de la folie destructrice des islamistes maliens. « À ma connaissance, des chrétiens cachent des icônes des églises chez eux, au péril de leur vie, pour les préserver des pillages et des destructions volontaires », indique Charles Personnaz, chargé du patrimoine au sein de l’association chrétienne de l’Œuvre d’Orient.
Par ailleurs, quand il leur est impossible de sauver physiquement leur patrimoine, nombre de Syriens, risquant parfois leur vie, constituent une mémoire et un témoignage des destructions, en envoyant films et photographies à des organismes qui, comme l’Association pour la protection de l’archéologie syrienne (Apsa), documentent les dommages causés au patrimoine et les publient sur son sit Internet – comme le fait d’ailleurs la DGAM, qui tient à jour un état des lieux de la situation. « La situation est catastrophique. Notre but est d’alerter la communauté scientifique, de sensibiliser l’opinion et, aussi, de préparer les restaurations quand le conflit sera fini », explique le docteur en archéologie et fondateur de l’Apsa, Cheikhmous Ali.
Certaines restaurations auraient cependant déjà commencé. « À Alep, des archéologues bénévoles ont même tenté de faire des restaurations d’urgence ; mais ils n’ont pas pu mener leur tâche à bien, faute de soutiens et de moyens », regrette Cheikhmous Ali. Mais pour d’autres sites, où les destructions n’étaient pas si importantes et les combats moins violents, la DGAM a déjà pu les entamer – comme au sein du Krak des chevaliers, désormais sous sa protection, et sur la façade de la mosquée des Omeyyades à Damas. Même si la guerre continue de pulvériser le patrimoine
et l’identité syrienne. Ainsi, en juin dernier, le Musée archéologique de Maaret a été détruit par des barils de TNT. En espérant qu’un jour l’immunité de certains lieux puisse être négociée et appliquée par les belligérants…
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Destructions en Syrie - La résistance s’organise pour sauver ce qu’il reste
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°682 du 1 septembre 2015, avec le titre suivant : Destructions en Syrie - La résistance s’organise pour sauver ce qu’il reste