MILAN / ITALIE
MILAN (ITALIE) [15.02.17] - La Pinacothèque de Brera publie aujourd’hui un curieux compte-rendu sur la journée d’étude autour de la Judith tranchant la tête d’Holopherne de Toulouse. L’auteur du rapport confirme à demi-mots l’attribution au Caravage. Une confrontation sera prochainement organisée au Louvre.
Comme il l’avait promis lors du vernissage du Dialogue Intorno a Caravaggio en novembre dernier, le directeur de la Brera, James Bradburne, a organisé le 6 février 2016 une journée d’étude autour de Judith tranchant la tête d’Holopherne retrouvé en 2014 à Toulouse et « attribué à Caravage ».
De nombreuses informations au sujet de la journée d’études ont fuité sur les réseaux sociaux et le journal La Croix du 10 février a publié plusieurs éléments qui se trouvaient dans le brouillon du compte rendu rédigé par Keith Christiansen, chef d’orchestre de l’évènement et par ailleurs directeur des peintures européennes au MET de New York.
La Brera a beaucoup tergiversé sur le contenu du document, mais aussi sur la date de publication – le jour de la Saint-Valentin ne semblait pas opportun par exemple selon l’attachée de presse –, mais rend finalement public le rapport aujourd’hui… mais pas la liste des participants. Ce dernier point est assez surprenant car plusieurs jeunes spécialistes de l’artiste qui se sont récemment distingués par des publications très sérieuses n’ont pas été conviés comme les très respectés Giuseppe Porzio, Tomaso Montanari ou Maria Cristina Terzaghi, qui l’ont confirmé au Journal des Arts, tandis que Francesca Cappelletti, était invitée mais elle n’y a pas assisté.
Les résultats des analyses réalisées en 2015 par le laboratoire des musées de France sont mystérieusement conservés sous le sceau du secret et on peut se demander pourquoi les deux conservateurs du Musée du Louvre et Marie-Christine Labourdette, directrice du Service des Musées de France, présents à Milan, ne les ont pas partagés avec leurs collègues lors de la journée d’étude. Claudio Falcucci et Rossella Vodret ont été plus diserts et ont présenté le matin les premières conclusions des prélèvements qu’ils ont été autorisés à faire sur le tableau.
Pour Rossella Vodret, ancienne grande dame des musées romains, qui a consacré presque toute sa carrière aux problématiques caravagesques et qui prépare en ce moment la prochaine exposition milanaise, l’utilisation d’une préparation rouge est caractéristique des tableaux de l’artiste réalisés à Naples et la technique du tableau est tout à fait emblématique du travail de Caravage à l’exception des rides de la vieille servante. En comparant les radiographies du tableau de Toulouse avec celles de la copie conservée à la Banque Intesa Sao Paolo à Naples, elle a montré que les deux tableaux ont été peints simultanément puisque dans les deux compositions Judith tournait à l’origine le regard vers Holopherne et les yeux de la servante étaient beaucoup plus volumineux. Avec prudence, elle a expliqué que la préparation pale sur laquelle les rides de la servante sont peintes pourrait s’expliquer par l’intervention d’un autre artiste.
Un parti pris
Après avoir longtemps refusé de s’exprimer publiquement sur le tableau, même si son avis était un secret de polichinelle, Keith Christiansen avait confié au Journal des Arts : « Vous savez, je ne vois pas qui d’autre que Caravage aurait pu peindre ce tableau, mais il y a des passages qui posent problèmes et cela nécessite une explication. Il est indispensable qu’un chercheur publie le tableau en s’appuyant sur les analyses techniques, présente son argumentaire, propose une datation et la façon dont il l’intègre dans la chronologie de Caravage. Cela établira des bases solides pour une réelle discussion. À ce stade, ce n’est pas le cas. » Beaucoup disent aussi qu’il s'est montré intéressé pour une éventuelle acquisition par le Metropolitan Museum of Art.
De fait, le directeur du Department of European Paintings du Metropolitan Museum of Art, était à la fois juge et parti le 6 février, ce qui se ressent bien à la lecture du rapport qui s’inscrit dans la continuité de sa déclaration de novembre.
Dans l’introduction, il indique que le tableau de Toulouse est bien l’œuvre de Caravage mentionnée à trois reprises dans les archives de Naples et d’Amsterdam. En quittant Naples pour Malte en juillet 1607, Caravage aurait en effet laissé une version de Judith et Holopherne aux côtés de La Madone du rosaire (Vienne, Kunsthistorisches Museum) ; mentionnées toutes deux dans deux lettres de septembre 1607, comme propriétés des peintres nordiques Abraham Vinck et Louis Finson et également décrites dans le testament de ce dernier à Amsterdam en 1617 qui léguait ses parts à son confrère.
Il est étonnant qu’au terme d’une journée réunissant « tous » les spécialistes du sujet, certains points restent très vagues, justement au sujet de l’interprétation des archives. Dans son introduction, Keith Christiansen cite par exemple l’inventaire après décès de François Quesnel en 1697 or si une Judith de Caravage y est bien mentionnée, elle était accompagnée d’un Rosaire. Il ne peut en aucun cas s’agir du tableau de Vienne dont l’historique est bien connu, mais plutôt de deux copies. Enfin, alors que pour la première fois, à Milan, le nom d’Abraham Vinck a pris le pas sur celui de Finson tant pour une possible attribution de la copie de Naples que pour « la deuxième main » qui aurait achevé le tableau, le fait que son gendre, Simon Glaude (ou Glauwe) ait envoyé à Rome vers 1621 un tableau de Caravage dont le sujet n’est pas précisé, premier cas de réimportation en Italie d’une œuvre de l’artiste (1), n’est pas indiqué dans le compte-rendu…
Keith Christiansen emploie parfois le conditionnel, mais il indique clairement qu’il partage l’avis de plusieurs intervenants de la journée d’étude (lesquels ?) pour qui les recherches de Claudio Falcucci et Rossella Vodret viennent renforcer l’idée que le tableau de Toulouse est le tableau perdu de Caravage qui aurait été achevé par un autre artiste.
Les voix discordantes étaient, semble-t-il, rares à Milan à l’exception de Gianni Papi et de Gert Jan van der Sman, un des spécialistes de Finson. Toutefois, Keith Christiansen est sceptique sur l’idée selon laquelle le tableau aurait pu être laissé inachevé par Caravage lorsqu’il quitta brusquement Naples en juillet 1607 en raison de la richesse de la dorure « a conchiglia » utilisée pour l’épée, présente seulement dans deux autres tableaux du maître : l’Amor Vincit Omnia de Berlin et le Cupidon endormi de Florence.
Il est fâcheux que les débats n’aient pas été enregistrés et qu’ils ne fassent pas l’objet d’une publication comme cela avait été évoqué dans un premier temps. L’idée d’une « bottega apperta » de Caravage à Naples présentée à Milan par Nicola Spinosa mérite par exemple d’être développée. Outre la confrontation qui aura lieu prochainement au Musée du Louvre avec le tableau de Rouen, La Flagellation du Christ, il faudra encore attendre l’article que prépare John Gash sur le tableau de Toulouse et la publication des analyses de Claudio Falcucci et Rossella Vodret pour établir les bases solides pour une réelle discussion comme le souhaitait Keith Christiansen en novembre dernier. Il faudra peut-être aussi entendre les avis des spécialistes qui n’étaient pas invités à Milan. Rappelons qu’aucun tableau du Caravage réalisé en collaboration avec un autre artiste n’est connu à ce jour.
(1) N. De Röver, « Die Amsterdamsche schilders, Abraham Vinck… », Oud Holland, III, 1885, p. 186-187, cité dans Maurizio Marini, Caravaggio « pictor praestantissimus » L’iter artistico completo di uno dei massimi rivoluzionari dell’arte di tutti i tempi, Rome, 2005, p. 518
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« Caravage » de Toulouse : la Brera publie son rapport sur la journée d’étude
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