Musée

Allemagne, un paysage muséal très régionalisé

Par Frédéric Therin, correspondant à Munich · Le Journal des Arts

Le 23 février 2019 - 1818 mots

BERLIN / ALLEMAGNE

La République fédérale d’Allemagne compte cinq fois plus de musées que la France. Cette comparaison peut toutefois prêter à confusion. Quantité et qualité ne vont pas toujours de pair….

Le Bode-Museum, sur l'île aux musées, Berlin, 2018 - abbilder
Le Bode-Museum, sur l'île aux musées, Berlin, 2018
Photo abbilder

Allemagne. Les chiffres ont de quoi donner le tournis. Dans notre pays, 1 218 musées ont reçu l’appellation « Musée de France ». En Allemagne, 6 771 établissements sont officiellement considérés comme des musées, selon les statistiques publiées chaque année par l’Institut pour la recherche en matière de musées (« Institut für Museumsforschung » ou IfM). Le chiffre croît sans cesse. Lors des dix dernières années, 574 nouveaux musées ont ouvert leurs portes en République fédérale. À l’échelle hexagonale, c’est comme si le nombre de « Musées de France » avait augmenté de 50 % en une décennie. De 2007 à 2017, le nombre de visiteurs dans les musées allemands a également progressé puisqu’il est passé de 107,3 à 114,3 millions. Ces données doivent toutefois être remises dans leur contexte.

Pour bénéficier de l’appellation « Musée de France », un établissement doit, selon la loi du 4 janvier 2002, s’engager à conserver, restaurer, étudier et enrichir ses collections tout en les rendant accessibles au public. Ses dirigeants doivent aussi mettre en œuvre des actions d’éducation et de diffusion tout en contribuant aux progrès et à la diffusion de la recherche. Un musée doit en outre être obligatoirement dirigé par un personnel scientifique issu de la filière culturelle territoriale ou nationale (conservateur ou attaché de conservation) et tenir à jour un inventaire de ses collections.

De l’autre côté du Rhin, cette définition est beaucoup plus vague. « Le concept de musée n’est pas protégé en Allemagne, reconnaît l’Association des musées allemands (« Deutscher Museumsbund » ou DMB). Leurs missions et leurs tâches ne sont pas réglementées de manière contraignante. Les conditions cadres pour le travail muséal sont celles qui sont définies par le Conseil international des musées (Icom). » Cette association, qui compte 40 000 membres dans 141 pays, estime qu’un « musée est une institution permanente sans but lucratif au service de la société et de son développement ouverte au public, qui acquiert, conserve, étudie, expose et transmet le patrimoine matériel et immatériel de l’humanité et de son environnement à des fins d’étude, d’éducation et de délectation ». Mais même l’Icom estime que cette définition ne reflète plus la réalité et il a demandé à ses membres de lui en proposer une autre avant le 20 mai 2019. L’Allemagne, elle, continue de faire comme si de rien n’était.

Le concept très large accepté par la République fédérale explique pourquoi le pays abrite tant de « musées ». Certaines spécificités locales sont aussi à prendre en compte. Outre-Rhin, les Länder, qui ont chacun un gouvernement, un Parlement et une Constitution, peuvent légiférer notamment dans les domaines de la police, de l’éducation et de la culture. Cette autonomie culturelle (« Kulturhoheit ») est garantie par les articles 30, 70 et suivants de la Loi fondamentale. « Les musées sont ainsi principalement financés par des fonds publics provenant des Länder et des communes », rappelle Véronique Charléty, la directrice des affaires internationales de l’université Paris-Dauphine, dans un article intitulé “Politique du patrimoine en Allemagne ; un fédéralisme de coopération”. « Les Länder ont aussi la charge de conserver l’ensemble du patrimoine architectural et archéologique répertorié sur leur territoire. La structure fédérale de l’administration du secteur culturel est liée à l’histoire allemande. Ce territoire est constitué d’une mosaïque d’États territoriaux et de villes-républiques souveraines, placées sous l’égide du Reich, depuis le XVIIe siècle. Cette décentralisation a permis à de nombreuses villes de disposer de leurs propres musées. »

Près de 3 000 musées folkloriques et de la « Heimat »

Les Allemands sont également très attachés à leur culture locale. Ceci explique pourquoi près de la moitié des musées du pays (2 940) sont des musées folkloriques et de la Heimat (ce mot intraduisible en Français désigne à la fois le pays où l’on naît, le village où l’on a grandi mais aussi la maison où l’on a passé son enfance ou celle où l’on est chez soi). « Les gens ici sont très fiers de leur province et ils aiment les musées qui mettent en valeur leur culture locale », résume Jens Bortloff, qui siège au conseil d’administration de la DMB. Chaque commune ou presque possède un établissement dans lequel les visiteurs peuvent découvrir des costumes traditionnels, des outils agricoles utilisés au siècle dernier ou des fusils de chasse d’antan. L’Allemagne abrite également 1 041 musées spécialisés (« Kulturgeschichtliche Spezialmuseen ») ainsi que 847 musées des sciences et des technologies. Les musées d’art (719) et ceux consacrés à l’histoire et l’archéologie (512) sont, eux aussi, nettement plus nombreux que les châteaux (283).

La plupart de ces lieux sont toutefois assez peu fréquentés. 2 626 musées accueillent moins de 5 000 visiteurs par an et 3 825 vendent moins de 20 000 tickets d’entrée chaque année. Seuls trois établissements ont affiché plus de 1 million d’entrées en 2017. L’Allemagne n’abrite en effet pas d’« institutions » incontournables qui attirent un très grand nombre de visiteurs venus du monde entier. Paris a son Louvre et son Musée d’Orsay. Londres profite de la renommée du British Museum et de la Tate Gallery. New York séduit les foules avec le Metropolitan Museum, le MoMA et le Guggenheim Museum. Berlin possède bien son Île aux Musées qui abrite notamment le Musée de Pergame et le Bode-Museum, mais leurs collections ne recèlent pas autant de trésors que les musées les plus réputés de la planète.

Si 82 % des Musées de France relèvent des collectivités territoriales ou de leur groupement, 13 % de personnes morales de droit privé (associations ou fondations) et 5 % de l’État, en République fédérale près de la moitié des musées sont gérés par les collectivités territoriales (2 596). Les autres sites sont contrôlés soit par des associations (1 978), par l’État fédéral (441), par des particuliers (486) ou par des entreprises privées (323). Concernant leur financement, « la moitié des revenus viennent des municipalités, un tiers des Länder et le reste de l’État fédéral », précise Jens Bortloff.

Un sous-financement chronique

Il existe également de grosses disparités régionales. Dans les riches États-régions du Sud où la culture locale est encore puissamment ancrée dans le quotidien des habitants, les musées sont nombreux. La Bavière abrite ainsi, à elle seule, 19,5 % des musées allemands, juste devant le Bade-Wurtemberg (16 %), Berlin (15,8 %) et la Rhénanie-du-Nord-Westphalie (15,4 %), qui compte plusieurs grandes villes comme Cologne, Düsseldorf, Dortmund, Essen, Bochum ou Bonn. D’autres Länder et cités-États, tels la Saxe-Anhalt (2,9 %), le Schleswig-Holstein (2,6 %), Hambourg (2,3 %) ou Brême (1,6 %), sont nettement moins bien lotis.

L’extrême morcellement du paysage muséal en Allemagne n’est pas une panacée. Loin de là. La plupart des établissements souffrent en effet d’un sous-financement chronique. Même les musées les plus connus et dont la réputation sur la scène internationale n’est plus à faire peinent à boucler leur budget. Leurs finances ne leur permettent souvent pas d’assurer la rénovation de leurs bâtiments. À Munich, la ville la plus riche d’Allemagne, la Neue Pinakothek, qui abrite des chefs-d’œuvre du XIXe siècle, a ainsi dû fermer ses portes en décembre dernier pour effectuer des travaux qui auraient dû être lancés il y a de nombreuses années. Les jours de grosses pluies, les salles d’exposition qui abritent des tableaux de Monet, Degas, Klimt, Manet, Turner, Van Gogh et Cézanne étaient jonchées de seaux pour recueillir l’eau qui passait à travers la toiture. À force d’avoir trop attendu, le musée va devoir fermer ses portes au moins jusqu’en 2025 et tous les spécialistes s’accordent à dire que le budget prévisionnel de 80 millions d’euros pour financer cette réfection sera largement dépassé. Une autre institution bavaroise est encore plus fragilisée : la Haus der Kunst, à Munich, a dû annuler l’an dernier dans l’urgence deux expositions consacrées aux artistes américains Adrian Piper et Joan Jonas faute de liquidités. La rénovation de ce musée d’art contemporain sans collection construit par les nazis devrait, malgré tout, être lancée l’an prochain… si tout se passe comme prévu.

Ces soucis ne devraient pourtant pas modifier durablement le paysage muséal en République fédérale. Bien au contraire. « Je pense que le nombre de musées va continuer d’augmenter dans les années à venir même si le taux de croissance risque d’être moins élevé que dans le passé, prédit Jens Bortloff. On devrait assister à l’ouverture de nouveaux musées d’art et de lieux axés sur l’Histoire. » Cette année, le centenaire du Bauhaus sera marqué par l’inauguration de deux complexes consacrés à cette école d’art allemande fondée en 1919 par Walter Gropius. Weimar, la ville où est né ce mouvement clé de l’art européen de l’entre-deux-guerres, abritera à partir du 6 avril le tout nouveau « Bauhaus-Museum Weimar ». L’inauguration du « Bauhaus-Museum Dessau » en Saxe-Anhalt est, elle, prévue pour le 8 septembre. À Berlin, le « Forum Humboldt », dont le budget de construction devrait approcher 595 millions d’euros, dévoilera dès le mois de septembre prochain des collections consacrées aux cultures extra-européennes. Ce musée, qui se situe sur la place de l’ancien château de Berlin reconstruit, fait polémique car la majeure partie des 500 000 pièces d’exposition ont été collectées lors des conquêtes coloniales de l’Allemagne. On le voit, différence essentielle avec la France, en Allemagne la vie culturelle est « étroitement liée au rôle des capitales régionales, dit Véronique Charléty, et [elle continuera de dépendre] de leurs traditions, de leur patrimoine et de leurs projets ». La culture et les musées sont et resteront une question régionale chez notre voisin. Une décentralisation appelée à durer…

La culture en Allemagne, Un lourd passé  

 

Histoire. Les Allemands le répètent sans cesse : « Kultur ist Ländersache » ; chez nos voisins, « la culture est l’affaire des Régions ». Cette décentralisation marquée a des raisons historiques. Ce pays a toujours été un puzzle d’États territoriaux et de villes-républiques autonomes chapeauté par une autorité centrale, le Reich. Dans les années 1930, Joseph Goebbels, le ministre de la Propagande et de l’Instruction publique, a voulu mettre en conformité les arts et la culture avec les objectifs du nazisme. Les œuvres contemporaines ou créées par des artistes juifs étaient qualifiées d’« art dégénéré ». Le Troisième Reich supervisait et régulait toutes les facettes de la culture allemande. La chambre de la Culture du Reich était composée de la chambre du film du Reich, de la chambre de la musique du Reich, de la chambre du théâtre du Reich, de la chambre de la presse du Reich, de la chambre de la littérature du Reich, de la chambre des beaux-arts du Reich et de la chambre de la radiodiffusion du Reich. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, les Allemands ont voulu s’assurer de ne plus jamais tomber dans ces travers en confiant la gestion de la culture aux Länder et non pas à l’État fédéral. Il a fallu attendre 1998 pour que le Chancelier fédéral, Gerhard Schröder, nomme un secrétaire d’État chargé des affaires culturelles et des médias. Berlin consacre aujourd’hui 1,8 milliard d’euros à la culture. En France, la mission « Culture » bénéficie d’une enveloppe de 3 milliards d’euros.

 

Frédéric Therin

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°517 du 15 février 2019, avec le titre suivant : Allemagne, un paysage muséal très régionalisé

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