Enfant de la Révolution française, l’historien avait entrepris en son temps la réécriture du roman national de la France. Une grande fresque épique que d’aucuns souhaiteraient remettre au goût du jour.
France. « En finir avec le roman national ». Cette incantation ressurgit régulièrement dans le débat public, particulièrement à la faveur d’échéances politiques. Lors de la présidentielle de 2017, François Fillon s’était ainsi attiré les foudres des universitaires en demandant aux académiciens de réécrire les programmes scolaires « comme un récit national ». Rebelote lors de la dernière campagne, quand des spécialistes ont dénoncé les approximations historiques d’Éric Zemmour, et critiqué, plus largement, sa vision romancée de l’histoire. De fait, depuis une trentaine d’années, il est de bon ton de clouer au pilori une certaine manière d’écrire et de raconter l’histoire. Cette passion hexagonale pour le passé fait le bonheur des magazines d’actualités qui publient régulièrement des tribunes d’historiens, mais aussi des numéros spéciaux. À l’image de L’Obs qui titrait récemment « 29 dates pour changer notre regard sur l’histoire de France ». Cette querelle est même à l’origine d’un phénomène de librairie : L’Histoire mondiale de la France de Patrick Boucheron (Seuil, 2016), déclinée en version illustrée et émissions télévisées.
Cet appel à déconstruire l’historiographie touche aussi l’histoire de l’art. Dernier exemple en date L’Art en mouvements (Nouveau Monde Éditions, 2024), un manuel qui esquisse une « nouvelle histoire critique qui invite à déconstruire les “écoles” nationales ». Fait notable, l’un des points actuellement les plus remis en cause par les historiens de l’art est la pertinence de la scission entre Moyen Âge et Renaissance. Un jalon traditionnel du roman national auquel Jules Michelet (1798-1874) consacre un volume entier de son Histoire de France.
Si ces différentes initiatives ont des visées diverses, elles ont comme cible commune un concept vague. Le roman national est en effet devenu un mot-valise qui agrège pour ses détracteurs des idées surannées, biaisées et cocardières. En un mot : réactionnaires. Les tenants d’un contre-modèle se posant eux, à l’opposé, comme les représentants d’une science objective et exempte de biais idéologique. Pourtant cette approche n’a pas toujours pâti d’une mauvaise réputation ; elle a même longtemps été perçue comme révolutionnaire.
Le travail monumental de Jules Michelet, dont on célèbre le 150e anniversaire de sa mort, a marqué un tournant majeur dans cette discipline. Cet immense historien, par ailleurs écrivain respecté, est connu pour son enseignement à la Sorbonne, au Collège de France, mais surtout son rôle aux Archives nationales. Autant de responsabilités qui vont forger son style inimitable reposant sur une écriture lyrique et un récit truffé d’archives inconnues. Il est le premier à envisager sa discipline comme une vaste fresque et non plus une succession d’épisodes adossés aux règnes des souverains successifs. Il est aussi un véritable pionnier dans sa prise en compte du peuple. Cette préoccupation nouvelle est évidemment le fruit d’une époque, puisque Michelet est un enfant de la Révolution française, lui qui voit le jour en 1798 dans l’imprimerie de son père, installée dans une église déconsacrée. Cela ne s’invente pas.
Comme nombre d’écrivains et de savants de la génération romantique, il a à cœur de participer à la reconstruction de la nation, malmenée et polarisée par les événements politiques récents. L’historien entreprend donc également de retisser le tissu social en narrant le destin commun d’une nation. De manière tout à fait inédite, il conçoit un récit continu du peuple français, depuis l’Antiquité jusqu’à l’époque contemporaine, en y intégrant l’évolution des mentalités, mais aussi la vie quotidienne, et la production culturelle et intellectuelle. Cette idée d’un peuple doté d’une identité spécifique qui a traversé les siècles est alors totalement novatrice. « Elle avait des annales et non point une histoire », explique-t-il dans la préface à son Histoire de France. Loin de se cantonner à brosser les grandes dates et faits politiques, son approche cherche à faire renaître une époque dans ses moindres détails avec une amplitude jamais vue auparavant.
Le grand œuvre de sa vie est ainsi une aventure éditoriale hors norme : rédigée de 1833 à sa mort, elle occupe 17 volumes ! Ainsi qu’un addendum de 7 volumes rien que pour la Révolution. Tour de force supplémentaire, ces milliers de pages sont noircies d’un style épique et flamboyant. Cette histoire vivante, qui fera tant d’émules, vise d’ailleurs d’après les mots de son fondateur « la résurrection de la vie intégrale non pas dans ses surfaces mais dans ses organismes intérieurs et profonds ». La singularité de sa démarche consiste dans son point de vue. Il prend en effet la nation comme personnage principal d’une grande fresque. « Nul n’avait pénétré dans l’infini détail des développements de son activité (religieuse, économique, artistique…). Nul ne l’avait embrassée du regard dans l’unité vivante des éléments naturels et géographiques qui l’ont constituée. Le premier, je la vis comme une âme et une personne. » Une ambition plus louable que le mauvais procès qui lui est souvent fait.
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
1833, Jules Michelet invente le roman national
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°628 du 1 mars 2024, avec le titre suivant : 1833, Jules Michelet invente le roman national