Pour Paul Salmona, le personnage d’une nouvelle de Louis-Antoine Prat revêt les attributs de la caricature antisémite.
Dans une nouvelle intitulée Les allées du salon récemment publiée, Louis-Antoine Prat narre les déboires d’un amateur en quête d’un rare dessin de Seurat, échangé de mains en mains lors du Salon du dessin qui chaque année réunit au palais Brongniart les plus grands marchands spécialisés. Ratant de peu le précieux crayon Conté sur le stand des sœurs Lourmarin, il tente de le racheter à son premier acquéreur, le marchand Nicky Schwed, lequel l’a déjà revendu à la courtière Pamela Stafford, retrouvée sur le stand de la galerie Baroni. Las, le dessin a été cédé par l’Américaine au Getty !
Décrivant avec sensibilité la passion qui hante l’amateur pour un artiste absent de sa collection et dont la technique très singulière constitue un sommet de l’art du dessin à la fin du XIXe siècle, Les allées du salon illustre les pratiques de vente et revente d’une œuvre rare en quelques heures, d’un marchand à l’autre, ainsi que l’arbitraire de la fixation de son prix. Étude de mœurs enlevée, la nouvelle éclaire le (petit) monde du dessin ancien, moins exposé à la lumière des médias que celui de la peinture mais non moins complexe. Parfaitement documentée, elle est l’œuvre d’un authentique connaisseur.
En effet, Louis-Antoine Prat fut chargé de mission bénévole au département des arts graphiques du musée du Louvre jusqu’en 2016, date de son élection à la présidence de la prestigieuse société des Amis du Louvre. Il a publié de nombreux ouvrages sur le dessin français, parmi lesquels, avec Pierre Rosenberg, un catalogue raisonné des dessins de Nicolas Poussin aux éditions Gallimard en 1997. C’est dire qu’il connaît bien le « milieu du dessin » qu’il dépeint.
Dès lors, pourquoi s’arrêter ici sur cette nouvelle publiée dans un ouvrage intitulé Bien trop près du feu et autres nouvelles par une maison d’édition hispano-française spécialisée dans le livre d’art ? C’est que, comme l’a relevé Roxana Azimi dans Le Monde du 12 décembre, le marchand français Nicolas Schwed s’est reconnu dans les traits peu amènes du personnage de « Nicky Schwarz ». Et de fait, on aura immédiatement relevé la proximité entre Nicolas et Nicky, ainsi qu’entre Schwed et Schwarz, pseudonyme bien peu discret pour qui prétend à la « fiction comme tout le reste des personnages » (1), et bien entendu, nom fréquent chez les juifs originaires du monde ashkénaze, même s’il n’est pas porté exclusivement par des juifs.
Or, sans que cela ne serve en rien l’intrigue, ce personnage est affublé de tous les poncifs de la caricature antisémite : « adipeux et rebondi », « repoussant d’aspect », « mal lavé », « visqueux à souhait », à la « face bouffie et satisfaite », « vouté et cauteleux », portant de surcroît un « costume marronasse » et nouant sa « cravate de travers ». Comment ne pas penser à l’exposition « Le Juif et la France » organisée au Palais Berlitz sous l’Occupation ? Et, comme s’il ne suffisait pas qu’il fût repoussant, son incontestable savoir est dénigré : il est l’auteur de « notices prétentieuses et mal écrites, concernant des artistes de troisième zone » et comportant « des erreurs flagrantes ». Autant dire que, bien qu’acheteur avisé du dessin de Seurat au salon, ce qui dénote un œil très sûr et un certain « nez », Schwarz n’a aucune compétence.
Enfin, il discute avec « un jeune homme […] à l’allure efféminée comme ce milieu en secrétait chaque jour de nouveaux, et qu’il commençait à serrer de près ». Répugnant – et implicitement juif –, Schwarz est de surcroit homosexuel, pour que la charge soit plus caricaturale encore. Au passage, on s’étonne que l’auteur éprouve le besoin de souligner que le milieu de l’histoire de l’art « secrète » – comme un poison ? – de « jeunes hommes efféminés » : l’antisémitisme se conjugue à l’homophobie, ce qui n’est pas historiquement nouveau…
Bref, face à ce mercanti de « petite taille », « dressé sur la pointe des pieds », le malheureux protagoniste de la nouvelle éprouve un « sentiment d’abaissement en allant [lui] adresser la parole ». Ici, on n’a plus seulement affaire à la caricature du chiffonnier juif d’Ancien Régime avec lequel le collectionneur répugne à négocier, mais c’est le champ sémantique de l’Untermensch, le sous-homme de l’idéologie nazie, qui est subrepticement convoqué.
Certes, nulle part le qualificatif « juif » n’est appliqué à Schwarz, ce qui rendrait probablement vaines des poursuites judiciaires à propos de cette nouvelle. Mais l’allusion subliminale n’en est pas moins transparente. Car les autres marchands sont soit masqués derrière un pseudonyme très éloigné de leur patronyme authentique – ainsi reconnaît-on Sylvie et Annie Prouté derrière les « sœurs Lourmarin », dans une curieuse référence camusienne – soit mentionnés par leur vrai nom comme les galeristes Baroni ou De Bayser, lesquels ne sont pas égratignés par l’auteur. Dès lors, pourquoi avoir conservé un nom aussi typiquement juif pour décrire un personnage aussi proche de la caricature antisémite, et phonétiquement si proche de celui de Nicolas Schwed ? On dira que le pseudonyme Schwarz signifie « noir », comme son personnage mal lavé, et que ce nom est bien trouvé, mais l’homophonie est trop évidente pour que son inventeur n’ait pas pensé au marchand.
Louis-Antoine Prat se dit « effaré de l’accusation d’antisémitisme » (2), et Nicolas Neumann, son éditeur, revendiquant sa propre judéité, affirme qu’« il n’y a pas une trace d’antisémitisme chez [lui] » (3), de même que Didier Rykner, directeur de La Tribune de l’art, estimant « pour [le] connaître […] depuis plus de trente ans […] qu’il n’y a aucun antisémitisme chez Louis-Antoine Prat » (4). Qu’ils aient raison ou tort, là n’est pas la question. Car ce qui caractérise l’antisémitisme ce ne sont pas les pensées des individus en leur for intérieur, ce sont les actes, et, dans la cité, les mots publiés sont des actes. Peu nous importe que notre novelliste ait ou non des amis juifs – il en a incontestablement –, ce qui compte c’est ce qu’il écrit. Et à cet égard, comment un homme aussi cultivé et occupant une position aussi prestigieuse – président des Amis du Louvre – peut-il publier un texte aussi douteux ? Que l’auteur le veuille ou non, l’antisémitisme suint de cette nouvelle, mais comme en contrebande : « au schwarz » dirait-on en yiddish !
Réponse de Monsieur Louis-Antoine Prat à l’article intitulé « Un antisémitisme au noir dans Les allées du salon ».
Cet article appelle de ma part les observations suivantes :
Nicky Schwarz, que je dépeins dans ma nouvelle Les Allées du Salon, est un personnage de fiction, ainsi que je l’ai rappelé en préambule de l’ouvrage.
Nicky Schwarz n’est pas Nicolas Schwed dont je ne connaissais que très peu de choses et notamment pas la religion. Je ne m’explique pas, et déplore, qu’il ait pu se reconnaître sous les traits de mon personnage de fiction.
Mon personnage de fiction n’a pas de religion, et n’est nullement décrit à raison d’une origine ou appartenance religieuse, ni d’une orientation sexuelle. Aucune des descriptions dévalorisantes des personnages de fiction de ma nouvelle ne font référence aux stéréotypes antisémites ou homophobes que j’exècre.
En effet, l’antisémitisme, et toute autre forme de racisme et de discrimination, me sont totalement étrangers et aux antipodes de mes convictions humanistes.
J’invite les lecteurs du Journal des Arts à prendre connaissance notamment de la chronique que j’ai publiée dans la revue Commentaire de l’hiver 2012 dans laquelle je décris l’horreur de la Shoah, que je qualifie de « mal absolu », et la répugnance qu’elle m’inspire.
Tous ceux qui me connaissent ou m’ont lu savent à quel point je désapprouve toute forme d’antisémitisme, de racisme et d’homophobie. Vous êtes nombreux à en avoir témoigné et à m’avoir apporté votre soutien.
Les accusations d’antisémitisme et d’homophobie qui me sont portées, et que je réfute avec la plus grande force, me blessent profondément.
(1) (2) (3) Louis-Antoine Prat cité par Roxana Azimi, « Le président de la société des amis du Louvre sur la sellette », Le Monde, 12 décembre 2023.
(4) Didier Rykner, « Le président des Amis du Louvre au cœur de plusieurs polémiques », La Tribune de l’art, 18 décembre 2023.
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Un antisémitisme au noir dans « Les allées du salon »
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