Marc Fumaroli et moi-même sommes donc coupables, en attaquant certains traits de l’art français contemporain et des institutions qui le défendent, de défaitisme, d’atteinte au moral des troupes. N’avons-nous pas poignardé l’avant-garde dans le dos ?
Heureusement, en première page du journal qui dénonçait cette infamie, une manchette célébrait "l’heureux vingtième anniversaire – un bonheur plutôt rare par les temps qui courent – d’un centre d’art contemporain très actif, le Consortium de Dijon1". Diable, ce bonus eventus nous aurait échappé ? Notre "pessimisme morbide" nous aurait égarés ? Rassérénés, courons donc à la page annoncée : "Le Consortium de Dijon, vingt ans de combat pour l’art". (Métaphores militaires, art pompier : Baudelaire avait déjà réglé ses comptes à cette engeance) Ses créateurs seraient des pèlerins, des croisés qui, pour aller à la grand messe de la Documenta de Cassel, n’hésitaient pas à "dormir dans leur voiture" et à "manger des biscuits à la confiture" (À leur âge, je faisais du stop en jeûnant pour aller à Amsterdam découvrir le Stedelijk Museum, qu’en conclure ?). Lisons plus avant : "L’aventure du Consortium est exemplaire du développement de l’art contemporain…" (Exemplaire pour qui ? Développement de quoi ?). Il aurait anticipé la politique du Ministère de Lang, "donner un coup de fouet à la création vivante." (Ô Ministère, ô cruelle Maîtresse, que n’étais-tu donc là quand Cézanne, Van Gogh, Bonnard, Picasso, qui furent la "création vivante" de leur temps, n’avaient pas ton fouet pour les faire agir !) Admirons les fruits de ce knout : "Jusqu’au 22 mars, les Dijonnais peuvent voir une œuvre : un trou dans le sol et de la terre déversée sur le côté". Un instant impertinent, le journaliste s’inquiète : "Une tombe pour fêter un vingtième anniversaire ?" "Une œuvre perturbante, réplique agacé le directeur du dit Consortium, nous sommes au cœur des problèmes de société". Et, quelques lignes plus loin, de préciser ses objectifs : "Viser les ouvriers et les chômeurs. Changer le monde" (Allons, l’Éducation nationale que nous croyions affaiblie est toujours efficace, qui sait donner les citations nécessaires et les références correctes, Marx, Rimbaud, Kropotkine, Maïakovski, il y en aura pour tout le monde, et même pour les chômeurs). Soyons sérieux. Dans un encadré, les responsables de ce centre d’art "révolutionnaire", qui va enfin supprimer la fracture sociale en donnant aux ouvriers du pain et des jeux, avouent leur véritable but : "C’est vrai, disent-ils, c’est vrai : nous ne montrerons probablement plus de peinture. Ce procédé (sic) n’est plus pertinent par rapport à notre société…"
Nous y voilà. Plus de peinture. Dans un article récent, le président d’une institution d’art et de culture s’en prend à ceux qui osent douter de l’avant-garde. Dans leurs propos, il voit, dit-il, "de l’exécration", "de la vindicte", "de l’amertume, le ressentiment, la haine"… La haine, moi, je la vois plutôt dans cette haine de la peinture qui infecte les centres d’art, les écoles d’art, les institutions d’art, dans ce philistinisme qu’un État s’abaisse à entretenir et à favoriser.
Car la peinture, la grande peinture, celle que la France ne collectionne guère ni n’encourage, a toujours été – plus que les "trous", les pots de fleurs, les colonnes et les ferrailles diverses qu’achètent les Frac – ce qui a le plus dérangé de tout temps les États. C’est la peur de ce pouvoir secret et continu de la peinture qui inspire aujourd’hui une action culturelle qu’on peut penser désastreuse.
1. Le Monde, 8 mars 1997
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La haine de la peinture
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°36 du 18 avril 1997, avec le titre suivant : La haine de la peinture