[…] Repartir de la « situation actuelle », donc. Mais quelle est-elle ? Tout le monde semble s’accorder sur sa nature de « crise », les uns pour enfoncer le clou cynique d’une mort généralisée des valeurs, les autres pour crier à la décadence, à la perte de tout, et donc pour en appeler à un « retour aux vraies valeurs » d’antan.
Rien de plus bourbeux, rien de plus nauséeux que ce débat. S’il est vrai, comme l’écrit quelque part Georges Bataille, que toute question est d’abord une "question d’emploi du temps", alors il faut, dans un tel débat, interroger les modèles temporels qui permettent justement de prononcer les mots "crise", "mort", "perte" ou "décadence". En amont des jugements sur les valeurs, c’est en réalité une certaine notion de l’origine, me semble-t-il, qui organise la forme même – la forme duelle – où se confrontent, en une symétrie frappante, le post-modernisme et l’anti-modernisme de notre "situation actuelle". […]
La première attitude [un exemple : Rosalind Krauss] consiste à extrapoler sur le "déclin de l’original" dont parlait Walter Benjamin, et à y revendiquer une perte de l’origine, donc du sens en général (il faut, pour cela, rabattre directement sur l’ordre de réalité technique que suppose la notion d’original, une notion d’ordre métaphysique, l’origine "au sens classique"). Il s’agit, dans cette revendication d’une "perte de l’origine" – même si c’est chez Rodin qu’une telle perte est dite commencer –, de soutenir un point de vue post-moderniste censé réduire au silence le discours du "sens", de la "valeur", de l’"homme", voire de la "forme" en général. La seconde attitude [un exemple : Jean Clair] consiste à produire la même extrapolation, mais dans un sens négatif, cette fois pour pleurer la perte de l’origine, donc du "sens", de la "valeur", de l’"homme" et de la "forme" en général. D’où l’obsession du "n’importe quoi". Il s’agit dès lors de revendiquer, dans cette nostalgie de l’origine, un point de vue anti-moderniste censé réduire au silence toute l’"inauthenticité" moderne de l’inhumaine "reproductibilité technique".
Cette alternative de points de vue est trop symétrique – trop peu dialectique – pour être vraiment pertinente. Elle se fonde pour une part sur des opérations théoriques triviales, des lieux communs philosophiques, des jugements d’exclusion. Elle contraste singulièrement, notons-le, avec l’attitude de Benjamin lui-même qui, au moment où il émettait l’hypothèse du "déclin de l’aura", émit aussi l’hypothèse concomitante de sa survivance au sein même des images reproductibles. Dès 1928, Benjamin avait proposé de repenser la notion d’origine sur des bases complètement différentes de celles qu’on lui suppose en général. L’origine métaphysique à déconstruire, l’origine dont la critique post-moderniste revendique la perte, l’origine dont l’anti-modernisme scande la nostalgie crispée – cette origine-là est toujours la même, toujours aussi triviale : c’est l’origine source, celle que Benjamin fustigeait dans le néo-kantisme de Hermann Cohen […]. Pour Benjamin, l’origine n’est pas la "chose" d’où tout provient : plutôt un tourbillon, un anachronisme, un processus d’écart dialectique. Une interruption de l’histoire elle-même, son ouverture tout à la fois blessante (défigurante) et dévoilante (porteuse d’un effet de vérité).
Il semble donc urgent de nuancer les effets maniaques ou dépressifs suscités en histoire de l’art par une lecture – elle-même sans nuances – de l’essai benjaminien sur la reproductibilité technique des images. En cherchant à "ouvrir" un point de vue anachronique – un point de vue qui ne soit ni archétypal ni moderniste, ni post-moderne ni anti-moderniste –, nous ne faisons que refuser l’alternative offerte aujourd’hui aux voies de la critique d’art. […]
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Question de temps
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°36 du 18 avril 1997, avec le titre suivant : Question de temps