PARIS
Téléfilm. Il y a encore une vingtaine d’années la situation du cinéma paraissait claire.
La télévision avait échoué à se voir reconnaître comme art à part entière et certains augures annonçaient qu’elle allait disparaître au sein de l’univers Internet en train de naître. Un réalisateur de cinéma normalement constitué ne prenait vraiment pas pour une promotion le fait de se retrouver un jour à réaliser des téléfilms et les genres spécifiques au petit écran, qu’on les appelât sitcoms ou soap operas, pouvaient bien réunir des audiences considérables, au détriment de celles des salles obscures, rien dans tout cela ne menaçait fondamentalement l’identité, le statut et l’aura de l’œuvre cinématographique.
Aujourd’hui, quel changement ! Entre DVD et streaming, l’audience de Game of Thrones ou de Grey’s anatomy pulvérise les films les mieux dotés et dans les départements d’études cinématographiques des universités les enseignants n’ont plus besoin d’ironiser sur le thème « grâce à moi, vous allez découvrir qu’il y a eu un cinéma avant Tarantino » : il leur suffit de commencer par le commencement, à savoir qu’il y a eu un cinéma avant les séries. La place occupée par le visionnage de ces dernières années dans le temps et l’argent des loisirs grignote insensiblement celle que certains consacraient encore au livre et même à la « sortie au cinéma » : deux ou trois épisodes du Bureau des légendes et une pizza livrée par un « Uber-cycliste » feront l’affaire.
Les conséquences en chaîne de ce basculement sont présentement incalculables. Laissons même de côté l’effet ravageur de la substitution de Netflix au schéma économique ancien du cinéma. Arrêtons-nous seulement à ce qui touche directement à son cœur culturel. À la notion d’auteur, pour commencer. Les enfants de ceux qui allaient voir « un film de Jean Gabin » s’en allaient voir « un film d’Alain Resnais ». Désormais le réalisateur de tel épisode ou de telle série s’efface derrière le showrunner– disons : le meneur de jeu – qui peut, assurément, parfois tourner certains épisodes, voire une ou deux saisons, mais dont la fonction, à la limite, est de n’en tourner aucun puisqu’il lui est dévolu un rôle beaucoup plus important : celui de poser le cadre de l’intrigue et d’en faire respecter les logiques internes. L’autonomie de l’audiovisuel sur l’écrit (base de la cinéphilie classique), le primat du réalisateur sur le scénariste (un des points essentiels de la révolution Nouvelle Vague) sont ici radicalement remis en cause.
Le bouleversement n’est donc pas moins grand du côté de l’« œuvre ». Toute l’énergie de la cinéphilie avait consisté à magnifier le long-métrage par rapport aux courts sujets variés des premiers temps, l’opus solitaire et singulier par rapport à la « séance » de cinéma que les familles s’en allaient consommer rituellement. Le retour à la forme sérielle va à contre-courant du processus qui avait, par exemple, conduit toute la jeune génération de la bande dessinée, dont la série était la forme canonique, à s’en émanciper pour s’affirmer comme « neuvième art ». Ici la course au neuf et au non-conformiste, si elle ne disparaît pas, est encadrée par des contraintes qu’il importe d’accepter a priori.
Qu’on ne s’y trompe pas : on n’annonce pas ici la mort du cinéma, du film et de son auteur. Mais il paraît difficile d’imaginer que la position centrale, référentielle, de ce trio ne sera pas, à l’avenir, sérieusement affaiblie.
Dès l’époque romantique, Sainte-Beuve avait diagnostiqué la naissance d’une « littérature industrielle », dont la forme par excellence était le roman-feuilleton. Il aura fallu deux siècles pour qu’on tire les dernières conséquences de la victoire de la démocratie et du capitalisme : nous sommes désormais « résolument (post-)modernes ».
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Ce que les séries font au cinéma
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°514 du 4 janvier 2019, avec le titre suivant : Ce que les séries font au cinéma