Des noirs les plus profonds aux éclats les plus colorés, l’œuvre d’Odilon Redon (1840-1916) reste encore trop méconnue. Elle est pourtant l’une des plus prospectives en matière de modernité. Rétrospective au Grand Palais.
Voyez ce tuyau de cheminée, que vous dit-il ? Il me raconte à moi une légende. Si vous avez la force de le bien observer et de le comprendre, imaginez le sujet le plus étrange, le plus bizarre ; s’il est basé et s’il reste dans les limites de ce simple pan de mur, votre rêve sera vivant. L’art est là. » Ainsi parlait le graveur Rodolphe Bresdin à son jeune élève Odilon Redon. Dans son célèbre opus intitulé À soi-même : journal (1867-1915), publié en 1922, ce dernier dit à quel point il fut heureux « d’avoir entendu jeune, d’un artiste très original et entier que j’aimais et admirais, ces paroles peu subversives que je comprenais si bien, et qui confirmaient ce que je pressentais moi-même… ».
C’était en 1864 alors que Bresdin initiait le jeune homme à l’art de la gravure. Odilon Redon n’avait pas plus de 24 ans et, déjà, il éprouvait une irrépressible nécessité à quêter après « tout ce qui dépasse, illumine ou amplifie l’objet, et surélève l’esprit dans la région du mystère, dans le trouble de l’irrésolu et de sa délicieuse inquiétude ». Bref, tout ce qui prête au symbole. Au symbolisme, justement, l’artiste a donné ses plus belles lettres de noblesse, celles qui mêlent tout à la fois le beau et le bizarre, le familier et l’étrange, le convenu et l’incongru.
Un artiste indépendant et un pont jeté entre les XIXe et XXe siècles
Si Redon juge que les paroles de son maître « ouvrent la vue du peintre sur les deux mondes de la vie, sur deux réalités qu’il est impossible de séparer sans amoindrir notre art et le priver de ce qu’il peut donner de noble et de suprême », il est bien l’un des seuls de sa génération à soutenir une telle thèse. C’est ce qui fait la singularité de son œuvre, sa force et sa puissance d’expression.
En ces temps nouveaux d’une modernité chère à Baudelaire, Odilon Redon est un artiste à part, à l’égal de son cadet belge James Ensor. Son œuvre passe par les chemins les plus écartés : elle commence dans l’impressionnisme pour porter haut le symbolisme, user ensuite de la couleur à la manière nabi, sinon fauve, et servir enfin d’exemple au surréalisme. Odilon Redon comme un pont jeté d’un siècle àl’autre, d’un monde à l’autre.
Né à Bordeaux en 1840, d’un père qui a tenté de faire fortune en Louisiane et d’une mère créole, Redon était d’une nature fragile. Très tôt confié à un oncle, il passa son enfance entre Bordeaux et le domaine familial de Peyrelebade, dans le Médoc. Le caractère particulièrement fort de ce terroir avec ses vignes, ses champs et ses bois, avec ses jeux de lumière contrastés déterminera chez l’enfant le goût des mondes étranges et des rêveries fantasmagoriques ainsi que le sentiment d’une profonde solitude. S’il obtient un prix de dessin avant même de savoir lire, c’est que le jeune garçon est un être d’une extrême sensibilité : la moindre beauté l’émeut et le bouleverse jusqu’aux larmes. Aussi quand il dit vouloir être artiste, ses parents y consentent volontiers.
Conçue selon un parcours biographique qui suit l’évolution stylistique de l’artiste, l’exposition du Grand Palais se développe en trois étapes : de ses débuts jusqu’en 1890, de 1890 à la fin du siècle et de 1900 jusqu’à sa mort en 1916. Cette partition peut paraître quelque peu systématique, mais l’œuvre de Redon fait étroitement écho aux événements d’une histoire de l’art riche en investigations très différentes. L’époque est en effet traversée par toutes sortes de mouvances et l’art de Redon s’en imprègne sans jamais pour autant y adhérer de façon militante, l’artiste demeurant farouchement indépendant.
Jusqu’en 1890 : les « noirs », années de formation
Tout d’abord élève à Bordeaux de l’aquarelliste Stanislas Gorin dont il reconnaîtra plus tard que « c’est avec lui [qu’il a] connu la loi essentielle de création… », Odilon Redon rencontre par la suite le botaniste Armand Clavaud et ce qu’il en apprend compte bien davantage. De fait, ce dernier l’initie aux sciences et aux thèses évolutionnistes, à la poésie et à la littérature, voire aux épopées hindoues, bref, à tout un malstrom culturel qui constituera le socle même de sa pensée. Monté à Paris, il suit un court moment, mais sans succès, l’enseignement de Gérôme [dont l’œuvre vient d’être exposée au musée d’Orsay, ndlr], tandis que celui qu’il reçoit de Bresdin le marque très fort, aussi reprend-il à son compte sa manière minutieuse dans tout un lot d’eaux-fortes qui actent de plus l’influence orientaliste de Delacroix.
Au début des années 1870, Odilon Redon se consacre surtout au fusain, imprimant à ses œuvres de surprenants développements quasi surréalistes avant l’heure. Du thème de L’ange déchu, emprunté à Baudelaire, il exécute ainsi un dessin d’une grande puissance expressive. Fort de sa passion pour l’estampe, il aspire à réaliser des lithographies. Fantin-Latour, qu’il a rencontré, l’encourage et l’initie à la technique du papier report. Le résultat ne se fait pas attendre. De 1875 à 1880, suite à la mort de son père, Redon, qui traverse une période très difficile, décline des « noirs » de plus en plus angoissants. Le thème du prisonnier y est récurrent, enfermé tant derrière de terribles barreaux que dans le cauchemar d’une rêverie solitaire ou d’une hallucination démoniaque obsédante.
En 1879, la publication de son premier opus, Dans le rêve, un album de dix planches et un frontispice tiré à vingt-cinq exemplaires, connaît un franc succès, notamment dans le milieu intellectuel et artistique de la capitale. Puisant via le rêve dans l’inconscient, il s’y pose en précurseur de la psychanalyse. Dans les années 1880, Redon réalise de nombreuses séries, comme celle dédiée À Edgar Poe qui compte notamment L’araignée qui pleure et L’araignée qui sourit (1882), ou bien encore celle intitulée Les Origines dont la figure du Polype Cyclope en dit long de sa
fascination pour Goya. Autant de titres qui conduisent Huysmans à consacrer un passage à l’artiste dans À rebours, publié en 1884.
1890-1900 : des ténèbres à la lumière, le passage à la couleur
Dessinateur, Odilon Redon est aussi peintre. Si, au début, il s’était laissé influencer par les scènes de bataille de Delacroix, très vite sa quête d’un monde autre l’entraîna vers la spiritualité d’un Michel-Ange. En témoigne le souvenir de L’Esclave mourant et de ses « Yeux clos », titre d’une petite toile de 1890 appliquée sur carton qui est un pur chef-d’œuvre. La figure que brosse le peintre est monumentale, douce et pensive ; elle surgit sur l’horizon marin comme une soudaine apparition, signalant le passage d’Odilon Redon des ténèbres à la lumière.
L’artiste découvre alors les délices du pastel, et sa fréquentation des Nabis, notamment de Vuillard et de Bonnard, l’entraîne à entrer en couleur et à s’adonner davantage à la peinture. D’emblée, il y fait preuve d’une même science, poursuivant son combat de défense de l’imagination poétique contre l’illusionnisme naturaliste. Il y fait preuve d’un sens admirable de l’orchestration chromatique. Alors que son œuvre graphique fouillait le royaume caché de l’imaginaire, peinture et pastel le conduisent à maintenir la communication avec « les merveilles du monde visible », non sur le mode de l’illusion mais de la suggestion, voire de l’évocation. Ainsi, Le Cyclope (1895-1900) ne montre plus vraiment une figure monstrueuse mais onirique, illustration du rêve de la femme endormie sur les flancs de la montagne derrière laquelle surgit la tête monumentale.
Dans le Portrait d’Arï Redon (1897), son fils, l’artiste inscrit le visage songeur de l’enfant sur fond de quelques fleurs à peine esquissées qui souligne toute la fragilité de la figure enfantine. Quelque chose d’une sensualité nouvelle gouverne la démarche de Redon dont témoignent parmi d’autres toute une série de Vase de fleurs, voire de radieuses compositions qui confondent papillons, pétales et taches de couleurs.
À partir de 1900 : le chemin d’un art de plus en plus décoratif
Au tournant du siècle, l’art d’Odilon Redon se détermine définitivement à l’ordre d’un style franchement décoratif, entendu au sens meilleur du mot. Le sujet n’est plus là que pour offrir à l’artiste l’occasion d’instruire les termes d’un nouvel espace que structure la couleur. Qu’elles soient peintes ou dessinées, ses œuvres sont d’abord et avant tout une vraie fête pour les yeux. Alors qu’il s’était jusqu’alors cantonné à de petits ou de moyens formats qu’appelait le support papier, Redon voit de plus en plus en grand.
Les peintures murales de l’abbaye de Fontfroide – auxquelles il est malheureusement impossible d’accéder, si ce n’est durant l’exposition du Grand Palais [lire encadré « Autour de l’exposition »] –, véritable synthèse de toute sa pensée artistique, en sont une magistrale illustration. Le Jour et La Nuit, qui en sont les thèmes ordonnateurs, procèdent d’une impressionnante invasion chromatique au sens où Cocteau disait que « la poésie n’est pas évasion mais invasion ».
Proprement magistrale, La Naissance de Vénus, datée de 1912, révèle la figure divine lovée au cœur même d’une forme féminine sexuée d’une sensualité à fleur de peau. Redon n’a pas son pareil pour jouer des roses couleur chair et des rouges rutilants. Ailleurs, il décline les figures cultes de Pandore (1909-1910), de Phaéton (vers 1910), de Roger et Angélique (1909-1910) quand ce n’est pas tout simplement un Bouquet de fleurs des champs dans un vase à long col (vers 1912) que les grains du pastel rendent doucereuses.
C’est à la redécouverte d’un artiste essentiel que nous invite l’exposition du Grand Palais. D’un artiste troublant, aussi, dont l’œuvre acte le triomphe de la vie et de la lumière sur l’ombre. À la philosophie pessimiste de sa maturité fait place une joie de plus en plus intense. Si « le rêve s’achève par la mort », titre de l’une de ses plus funestes lithographies de 1887, « L’œil comme un ballon étrange se dirige vers l’infini », titre d’une autre de 1882, et nous laisse du moins à penser qu’il y a toujours au ciel la possibilité d’un asile.
1840Naissance d’Odilon Redon à Bordeaux.
1855 Stanislas Gorin lui fait découvrir Millet et Moreau.
1864 Brève expérience dans l’atelier du peintre académique Gérôme à Paris.
1872 Installe son atelier à Montparnasse.
1879 Succès de son premier recueil de fusains et lithographies, Dans le rêve.
Années 1880 Se lie d’amitié avec Hennequin et Mallarmé.
Années 1890 Il abandonne ses « noirs » pour les couleurs éclatantes du pastel, et fréquente les Nabis Vuillard et Bonnard.
1910 Réalise Le Jour et La Nuit, deux cycles décoratifs pour la bibliothèque de l’abbaye de Fontfroide.
1916 Décède à Paris.
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Odilon Redon - De l’ombre à la lumière
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Abonnez-vous dès 1 €Infos pratiques. « Odilon Redon, prince du rêve », jusqu’au 20 juin 2011. Grand Palais, Paris VIIe. Tous les jours sauf mardi, de 10 h à 20 h. Mercredi et vendredi jusqu’à 22 h. Fermé le 1er mai. Tarifs : 8 et 11 euros. www.rmn.fr L’exposition se déplacera au musée Fabre de Montpellier, du 7 juillet au 16 octobre 2011.
Redon en l’abbaye de Fontfroide. D’ordinaire inaccessibles au public, les cycles décoratifs Le Jour et La Nuit, réalisés par Redon pour la bibliothèque de l’abbaye de Fontfroide à Narbonne, se visitent exceptionnellement à l’occasion de l’exposition du Grand Palais. Une merveille à ne pas rater ! Les visiteurs en profiteront pour découvrir l’abbaye cistercienne du XIIe siècle, superbement conservée et offrant une vue imprenable sur le massif des Corbières. À partir du 8 mars (groupes) et du 8 juillet (individuels). Sur réservation. Tarifs : 10 à 17 euros.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°634 du 1 avril 2011, avec le titre suivant : Odilon Redon - De l’ombre à la lumière