Deux rétrospectives attendues et deux manières de relire l’œuvre des grandes figures de la modernité : tandis qu’à Orsay, « Manet inventeur du Moderne » pose le maître en héritier du romantisme, au Grand Palais, « Odilon Redon, prince du rêve » dévoile un esprit résolument original dans les « Noirs » de ses débuts.
Paris - Avait-on oublié Odilon Redon (1840-1916), abonné absent des grandes expositions qui célèbrent régulièrement les papes de la modernité ? Mais l’avait-on jamais connu, tant cette rétrospective est une découverte ?
Sous le commissariat expert de Rodolphe Rapetti, le parcours dans les galeries du Grand Palais entre dans l’œuvre par le chemin des « Noirs », fusains et estampes. La très large place accordée à cette première partie de l’œuvre moins connue du public – dans une scénographie qui parvient à retenir l’attention malgré la quantité de feuilles exposées – révèle un esprit créateur d’une originalité stupéfiante, et évoluant radicalement à contre-courant de ses contemporains. Pendant que les impressionnistes sortent de l’atelier, Redon se retire dans les tréfonds de l’inconscient ; quand les premiers libèrent la couleur, il sonde les profondeurs de l’encre noire.
Cette posture marginale doit aussi se comprendre au regard du parcours de l’artiste. Celui-ci, d’abord refusé au concours d’entrée à l’école des beaux-arts, se détourne radicalement des circuits officiels. Devenu apprenti graveur à Bordeaux, Redon se destinait à une modeste carrière d’amateur quand il fut introduit dans les milieux littéraires, lesquels lui suggérèrent de diffuser ses fusains en les traduisant sur la pierre. Son succès est étroitement lié à l’apparition d’un nouveau genre de collectionneurs d’estampes, dont la fidélité lui assura le confort nécessaire pour développer une œuvre entièrement libre. Dans les deux dernières décennies du XIXe siècle, Redon va créer un univers dans lequel se lit le symbolisme, qui ouvre la voie au surréalisme, voire à la bande dessinée contemporaine.
Monstres désemparés
D’où peuvent bien sortir ces visions ahurissantes qui surgissent dès la première salle ? Femme nue au milieu des sphères, un petit dessin à la mine de plomb montrant une déesse dans une posture chorégraphique au centre d’un geyser de bulles, aurait pu illustrer la pochette d’un album de rock psychédélique. Les motifs, récurrents comme des rêves, composent, d’une série à l’autre, une iconographie singulière. La sphère, géométrie parfaite qui renferme tous les secrets du cosmos ; le soleil noir, thème fétiche des poètes symbolistes ; l’œil auréolé ou en lévitation (L’Œil ballon), à la fois emblème de l’observation scientifique et de l’apparition mystique, en sont quelques exemples. Si les têtes solitaires ou ailées trouvent leur origine dans la décapitation de saint Jean Baptiste, elles montrent comment Redon s’approprie les références pour former de nouveaux symboles. Ces formes sont issues du syncrétisme de ses nourritures spirituelles, depuis les récits fantastiques d’Edgar Allan Poe jusqu’à la théorie de l’évolution de Darwin. De cette dernière il livre une interprétation mystique dans l’album Les Origines (1883), peuplé de créatures hybrides, monstres désemparés dont il a la recette. Cette ambivalence contenue dans les saisissants clairs-obscurs de Redon renvoie au syndrome de la modernité naissante, où le triomphe de la rationalité et le culte du progrès engendrent dans leur ombre de nouvelles passions pour l’ésotérisme et les sciences occultes.
Faut-il voir une rupture dans l’apparition brutale de la couleur en fin de parcours ? La traversée des « Noirs » en renouvelle l’approche. Ainsi le regard mélancolique des figures christiques campées dans les grands pastels contient-il secrètement toute la complexité de ce monde inconscient. Les monstres ont laissé place à des apparitions divines, mais Redon manie les pastels avec la même force que le fusain ; l’éclat des couleurs est à la mesure de l’envoûtement des Noirs. En dépit de ses déclarations, Redon ne semble pas avoir renoncé au noir pour se tourner vers la clarté, et s’adonner à une œuvre décorative, comme pourraient le suggérer les ennuyeux bouquets de fleurs rassemblés dans l’une des dernières salles. Le thème de la fenêtre illuminée ou du vitrail dans un intérieur sombre, image dans l’image qui apparaît dans les dernières gravures et les premiers pastels, puise à cette philosophie de la coexistence des ténèbres et de la lumière. La reconstitution de la salle à manger du château de Domecy, qui célèbre Redon décorateur et père des Nabis, ne figure-t-elle pas le jour printanier qui s’est levé sur les « rêves » obscurs ? Derrière ces nuées de fleurs qui composent ce paysage abstrait, les créatures étranges de l’obscurité semblent toujours nous épier.
Commissaire général : Rodolphe Rapetti, conservateur général du patrimoine
Nombre d’œuvres : environ 300
Itinérance : Musée Fabre de Montpellier du 7 juillet au 16 octobre
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Redon et Manet, d’une rive à l’autre
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Abonnez-vous dès 1 €Jusqu’au 20 juin, Galeries nationales du Grand Palais, 3, av. du Général-Eisenhower, 75008 Paris, tél. 01 44 13 17 17, www.grandpalais.fr, tlj sauf mardi 10h-20h, mercredi et vendredi 10h-22h. Catalogue, éd. RMN-Grand Palais, 496 p., 344 ill., 50 euros, ISBN 978-2-7118-5720-3.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°345 du 15 avril 2011, avec le titre suivant : Redon et Manet, d’une rive à l’autre