PARIS
Cet automne, un grand nombre d’institutions mettent les femmes photographes à l’honneur de leur programmation. Un coup de projecteur qui peine à masquer le manque d’intérêt de l’histoire, en France, pour la gent féminine.
Le fait n’est pas passé inaperçu. Les femmes photographes ont été les grandes absentes l’été dernier des Rencontres d’Arles, comme l’an passé. Son nouveau directeur, Sam Stourdzé, peut déclarer qu’avec trente-cinq expositions le festival « s’impose comme un observatoire de la création actuelle et des pratiques photographiques », force est de constater que la programmation 2015 a oublié de regarder du côté des femmes. Sans la lauréate de la Résidence BMW, Natasha Caruana, et sans le prix découverte – pour lequel la parité homme/femme a été demandée cette année par Sam Stourzdé dans les choix des auteurs émergents concourant pour ce prix –, aucun focus ne leur aurait été accordé. On peut donc être le plus grand festival de photographie au monde – et s’en enorgueillir – et oublier que l’histoire et l’actualité de la photographie s’écrivent aussi au féminin.
La photographie misogyne du XIXe siècle
En mai 2015, ARTnews a publié une étude édifiante sur la visibilité donnée aux artistes femmes par de grands musées américains ou européens. Si l’étude ne fait pas la distinction entre plasticiennes et photographes, les chiffres sont éloquents. Sur la période 2007-2014, les solo-shows qui leur ont été consacrés représentent 20 % de la programmation du MoMA, 22 % pour celle de la Tate Modern et 16 % pour le Centre Pompidou. L’exposition « Qu’est-ce que la photographie ? » organisée le printemps dernier à Beaubourg ne comptait d’ailleurs aucune femme sur ses cimaises. Heureusement, Paris répare cet automne cette négligence. Pas moins de six institutions consacrent leur exposition photo de l’automne à des figures féminines. En premier lieu, l’Orangerie et le Musée d’Orsay qui s’associent autour de la question « Qui a peur des femmes photographes ? » pour analyser leur production et leur place, de l’invention du médium jusqu’à 1945. Dès 1839, les femmes ont contribué autant que les hommes aux premières expérimentations et améliorations des techniques photographiques, à la naissance et au développement des premiers studios et ateliers. Amélie Esther Guillot-Saguez (1819-1864) a ainsi repris et amélioré en France le positif-négatif sur papier inventé par Talbot en 1840. « Les femmes photographes sont visibles dès le XIXe siècle », souligne Thomas Galifot, conservateur au Musée d’Orsay et commissaire scientifique de la partie 1839-1919 organisée à l’Orangerie : « Certaines sont demeurées célèbres, comme Julia Margaret Cameron. » La rétrospective que lui consacre à partir du 25 novembre 2015 le Victoria & Albert Museum dans le cadre du bicentenaire de sa naissance ne manquera pas de le rappeler. Mais ce qui se raconte plus spécifiquement à l’Orangerie jette un éclairage inédit sur la scène hexagonale et sur les grandes différences qui existent au XIXe siècle et au début du XXe siècle entre la France et le Royaume-Uni ou les États-Unis en matière de visibilité et de reconnaissance de leurs travaux, bien que la pratique amateur ait été la même pour chaque pays.
En Angleterre, Julia Margaret Cameron (1815-1879) et la biologiste Anna Atkins (1799-1871), auteure du premier livre illustré de photographies, sont des figures emblématiques, à l’instar de Hannah Cullwick (1833-1909) et de lady Clementina Hawarden (1822-1865), qui exposa par deux fois à la Royal Photographic Society de Londres. Aux États-Unis, les pionnières de la photographie, reconnues de leur vivant, s’appellent Alice Austen (1866-1952), Gertrude Käsebier (1852-1932), Anne Brigman (1869-1950) et Frances Johnston (1864-1952), chef de file de la photographie américaine au même titre qu’Alfred Stieglitz. En France, en revanche, aucun nom célèbre ne semble marquer l’époque de la photographie primitive. Thomas Galifot l’explique par « le sexisme qui prévaut dans la société en général, et les cercles de photographie en particulier, mais aussi par la position de Napoléon III qui reste en retrait vis-à-vis du développement du médium, contrairement à la reine Victoria qui ouvre un atelier à Windsor, tandis que le prince Albert patronne nombre de sociétés de photographie largement ouvertes aux femmes. En France, qu’une femme puisse s’exprimer aussi légitimement qu’un homme dans ce médium est alors impensable », explique le conservateur. « Avant la seconde moitié des années 1850, mais aussi après, on peine à déceler dans la presse une concevabilité des liens entre féminité et photographie sous d’autres traits que ceux de l’employée dans l’atelier ou l’imprimerie photographique », constate-t-il : « Seules les épouses et les filles de propriétaires ont le privilège de sortir, quelquefois, de l’anonymat associé au statut d’assistante », comme Geneviève Élisabeth Disdéri qui signait avec André Alphonse Eugène Disdéri les portraits qu’ils réalisaient ensemble sous le nom de M. et Mme Disdéri jusqu’à leur séparation, Geneviève Élisabeth Disdéri poursuivant ensuite à Brest la direction du studio.
L’entre-deux-guerres, l’âge d’or des femmes photographes
« La photographie ne reflète que ce qui se passe dans la société », relève Sylvie Aubenas, directrice du département des Estampes et de la Photographie à la BnF, spécialiste de la photographie du XIXe et du début XXe siècle : « Il reste des auteures à découvrir. Cette période est un domaine immense sur lequel on ne travaille vraiment que depuis trente ans. » La conservatrice en chef demeure toutefois sceptique sur la découverte d’un équivalent, en France, d’une Cameron ou d’une Atkins, à la différence de l’entre-deux-guerres qui vit Paris devenir au lendemain de la guerre de 1914-1918 un foyer culturel, source de rencontres, et une terre d’accueil pour nombre de réfugiés d’Europe centrale. « Ce fut une période particulièrement heureuse pour la production des femmes photographes », rappelle Marie Robert, conservatrice au Musée d’Orsay, commissaire scientifique de la seconde partie de l’exposition consacrée à Orsay aux années 1918-1945. L’essor important que connaît le métier de photographe durant cette période se conjugue avec l’émancipation des femmes et le développement de la presse illustrée et de l’édition qui passent commande. Les femmes sont publiées et exposées. « Germaine Krull a été l’auteure à laquelle les revues ont accordé le plus de place, rappelle l’historien Michel Frizot. La photographie est un moyen de vivre pour Laure Albin-Guillot, Florence Henri, Denise Bellon, Dora Maar et les femmes qui arrivent d’Allemagne ou de l’Est de l’Europe, comme Germaine Krull, Ergy Landau, Nora Dumas, Marianne Breslauer ou Rogi André. » Il en va de même pour les Américaines qui séjournent à Paris, telles Lee Miller et Lisette Model, chacune participant à l’avant-garde photographique. À Paris, Maria Eisner crée en 1933 avec René Zuber l’agence photographique Alliance Photo pour laquelle travaillera entre autres Denise Bellon. En Allemagne, l’école pluridisciplinaire du Bauhaus accueille autant de femmes que d’hommes ; en France, l’École des beaux-arts s’ouvre aux jeunes filles. Aux États-Unis ou au Royaume-Uni, les femmes confirment et développent leur présence au sein du médium.
Cette question du métier, de la professionnalisation féminine et de la modernité est au cœur du propos de l’exposition du Centre Pompidou Málaga, « Elles sont modernes, elles sont photographes », conçue par Karolina Ziebinska-Lewandowska, conservatrice au Cabinet de la photographie du MNAM, et Julie Jones, attachée de conservation. Travail en studio, commandes publicitaires, nu, expérimentation ou photographie de reportage, les femmes investissent tous les champs de la photographie. « Dans un pays où le droit de voter n’est pas encore accordé aux femmes, leur émancipation professionnelle se réalise dans ce métier », souligne Karolina Ziebinska-Lewandowska. En France, cette période prolifique de l’entre-deux-guerres a été cependant longtemps oubliée à la différence des États-Unis qui, très tôt, ont reconnu la photographie comme un art. Margaret Bourke-White a été la reporter phare de Life entre les années 1930 et 1950. Et Berenice Abbott, Inge Morath ou Diane Arbus sont des noms tout aussi référencés.
Une grande disparité entre les lieux d’exposition
Au lendemain de la guerre de 1939-1945, et jusqu’à la fin des années 1960, la situation des femmes photographes est en France, en revanche, en net recul. Dans les années 1970-1980, l’historien et collectionneur Christian Bouqueret a été, hors de la BnF et son principe de dépôt légal, l’un des rares à s’y intéresser en achetant leurs photos, en organisant des expositions et en éditant des livres. On lui doit notamment l’exhumation de l’œuvre de Claude Cahun. La quasi-totalité des photographies exposées à Málaga proviennent d’ailleurs de sa collection achetée par le Centre Pompidou en 2011. C’est cette acquisition, couplée au don de la Caisse des dépôts et consignations de sa collection quelque temps auparavant, qui a permis d’accroître considérablement la part des femmes photographes dans les fonds photo du Musée national d’art moderne. « Les acquisitions depuis les dix dernières années sont arrivées à un équilibre », constate Karolina Ziebinska-Lewandowska.
La position en matière de programmation de Marta Gili, directrice du Jeu de paume, en dit long sur le manque d’intérêt porté par nombre de responsables d’institutions sur les travaux de femmes, passés ou actuels. Ainsi, 45 % des auteurs qui sont exposés au Jeu de paume sont des femmes, faisant sans conteste de l’institution celle qui leur consacre le plus d’expositions personnelles en France. Et si l’on se réfère toujours à l’étude de ARTnews, seule la Whitechapel Art Gallery à Londres arrive en deuxième position avec 40 % d’artistes femmes exposées. Les autres sont loin derrière alors que personne n’ignore plus que la photographie et ses métiers se sont profondément féminisés. À l’École nationale supérieure de la photographie d’Arles, les filles prédominent comme dans les autres grandes écoles photo européennes. Les reporters photographes femmes n’ont de leur côté jamais été aussi nombreuses, y compris dans les zones de conflits. Pourtant, dans les agences photo, il leur a fallu longtemps se battre pour être reconnues à l’égal de leurs confrères. On peut s’étonner encore aujourd’hui qu’au sein de l’agence Magnum les femmes soient au nombre de 9 sur… 80 membres.
La place accordée aux femmes photographes et leur visibilité collent aux inégalités observées ailleurs dans d’autres professions. Marta Gili s’en souvient : « Quand je suis arrivée au Jeu de paume en 2006, il était clair qu’il y avait quelque chose d’invisible dans le travail des photographes femmes, que ce soit celles des années 1920-1940 ou celles de la période contemporaine. Sophie Ristelhueber, artiste pourtant incontournable, n’avait ainsi fait l’objet d’aucune exposition monographique. » Et la directrice de l’établissement de raconter la remarque d’un de ses collègues lors du vernissage des expositions Germaine Krull et Valérie Jouve : « Tu es courageuse d’exposer des femmes. Je suis jaloux. » « Mais tu n’as qu’à le faire », lui répond-elle. Et son interlocuteur de lui rétorquer : « Non. Elles n’amènent pas de public. » Est-ce dire qu’il faudrait plus de femmes à la tête des institutions pour faire évoluer les mentalités ? Il faut le croire quand on sait que la Whitechapel Art Gallery est dirigée par Iwona Blazwick et qu’Ute Eskildsen, qui a dirigé jusqu’en 2012 la collection photo du Musée Folkwang à Essen, a participé grandement à l’enrichissement de ses collections et donné à voir au travers d’expositions des auteures méconnues.
La révélation actuellement à la Maison de l’Amérique latine à Paris d’une partie de l’œuvre de Lola Álvarez Bravo, équivalente à celle de Manuel Álvarez Bravo qui fut un temps son mari, montre le chemin encore à parcourir pour toute une génération de femmes. Connue au Mexique, sa reconnaissance aux États-Unis par une exposition et la publication d’une monographie (en 2006 par la Fondation Aperture) a toutefois été tardive. Pour les auteures contemporaines comme Viviane Sassen ou Lena Gudd, respectivement présentées actuellement à l’Atelier néerlandais (Paris) et à la Maison Robert Doisneau (Gentilly), la situation diffère, car certaines photographes de cette génération ont réussi à identifier et à intégrer les circuits et les réseaux via les écoles, les publications ou leur galeriste tandis que les organisateurs de festivals comme Unseen à Amsterdam ou les Photaumnales à Beauvais prêtaient aussi attention à leur représentativité.
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Où sont les femmes photographes ?
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Abonnez-vous dès 1 €Jusqu’au 24 janvier 2016. Musée de l’Orangerie (première partie) et Musée d’Orsay (deuxième partie). Musée de l’Orangerie, ouvert tous les jours, sauf le mardi, de 9 h à 18 h. Musée d’Orsay, ouvert tous les jours, sauf le lundi, de 9 h 30 à 18 h. Nocturne le jeudi jusqu’à 21 h 45. Tarifs : 9 et 6,5 € (Musée de l’Orangerie) et 11 et 8,5 € (Musée d’Orsay).
Billet jumelé : 14 €.
Commissaires : Ulrich Pohlmann, Thomas Galifot et Marie Robert.
www.musee-orsay.fr
« Lola Álvarez Bravo, photographies/Mexique »
Jusqu’au 12 décembre. Maison de l’Amérique latine, Paris-7e. Ouvert du lundi au vendredi de 10 h à 20 h, le samedi de 14 h à 18 h. Entrée libre.
Commissaire : James Oles.
http://mal217.org/
« Umbra. Viviane Sassen »
Jusqu’au 1er novembre. Atelier néerlandais, Paris-7e. Ouvert du mardi au dimanche de 13 h à 19 h. Tarif : 2 €.
Commissaire : Marieke Wiegel.
www.atelierneerlandais.com
« Lena Gudd »
Jusqu’au 10 janvier 2016. La Maison de la photographie Robert Doisneau, Gentilly (94). Ouvert du mercredi au vendredi de 13 h 30 à 18 h 30, le samedi et dimanche de 13 h 30 à 19 h. Entrée libre.
Commissaire : Michaël Houlette.
www.maisondoisneau.agglo-valdebievre.fr
« Varda / Cuba »
Jusqu’au 1er février 2016. Galerie de photographies, Centre Pompidou, Paris-4e. De 11 h à 21 h tous les jours sauf mardi, jeudi jusqu’à 23 h. Entrée libre.
www.centrepompidou.fr.
« Elles sont modernes, elles sont photographes »
Jusqu’au 24 janvier 2016. Centre Pompidou Málaga, passage Dc Carrillo Casaux (Melle Uno), Málaga (Espagne). De 9 h 30 à 20 h tous les jours (sauf mardi) y compris les jours fériés.
centrepompidou-malaga.eu
« Manuela Marques, isotopies » et « Blanca Casas Brullet »
Du 5 novembre au 3 janvier 2016. Le Château d’eau, 1, place Laganne, Toulouse (31). Ouvert du mardi au dimanche de 13 h à 19 h .
Tarifs : 2 et 3,50 €.
www.galeriechateaudeau.org
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°684 du 1 novembre 2015, avec le titre suivant : Où sont les femmes photographes ?