Patrimoine

La véritable histoire des « Monuments Men »

Par Isabelle Manca-Kunert · L'ŒIL

Le 25 juin 2024 - 1496 mots

Ils étaient une poignée à rejoindre le front de la Seconde Guerre mondiale. Leur mission : sauver le patrimoine européen des destructions. Les « Monuments Men » ont ainsi œuvré au péril de leur vie et avec très peu de moyens pour que soient épargnés églises, monuments historiques et œuvres d’art. Une exposition au château de La Roche-Guyon replace leur action dans le contexte et en dresse le bilan.

Parfois la réalité dépasse la fiction. Tout le monde se souvient du film Monuments Men, de et avec George Clooney, sorti en 2014, mettant en scène les anges gardiens du patrimoine durant la Seconde Guerre mondiale, incarnés par quelques-unes des plus belles gueules de Hollywood. Pour des raisons dramaturgiques, la fiction historique s’est focalisée sur la chasse au trésor nazi : la traque des œuvres spoliées, dans le but de les restituer à leurs propriétaires légitimes, est la dimension la plus romanesque de cette épopée. Elle n’est toutefois qu’une facette de l’action extraordinaire menée par quelques hommes armés d’une détermination et d’un courage sidérants. Une exposition, conçue par un tout jeune historien (23 ans) passionné par cette époque, raconte le destin incroyable mais véridique de cet escadron de bénévoles – directeurs et conservateurs de musées, artistes, architectes et historiens d’art – qui ont risqué leur vie pour sauver les trésors de l’art occidental. C’est notamment le cas de Ronald Balfour, médiéviste tombé au champ d’honneur en tentant en vain de sauver la ville de Clèves. Une mission suicide, ou du moins impossible, tant leur tâche était immense et leurs moyens dérisoires. Section interalliée des armées américaine et britannique, le groupe dénommé Monument, Fine Arts, and Archive Program (MFAA) ne disposait même pas de leurs propres moyens de transport. Aussi fou que cela puisse paraître, il n’était pas rare que ses membres aient dû faire du stop pour se déplacer. Le commando n’évoluait de fait pas d’un seul tenant, comme un corps militaire. Ses maigres effectifs étaient au contraire livrés à eux-mêmes et agissaient en solo ou au mieux en binôme. Un comble pour une brigade d’une trentaine d’hommes dont le rôle était de quadriller la France, l’Italie, la Belgique et l’Allemagne. Les « Monuments Men » suivaient la progression du front pour indiquer aux états-majors les sites historiques à protéger et éviter au maximum leur bombardement, y compris ceux du Reich. Si certaines cibles des alliés n’ont pas pu être épargnées malgré leur signalement, comme à Cologne, leur intervention a en revanche été décisive dans le sauvetage partiel d’Aix-la-Chapelle. Sans eux, la capitale de Charlemagne aurait été rayée de la carte. Car, on l’ignore, mais l’essentiel de leur mission résidait dans l’inspection du patrimoine, la réparation d’urgence des sites endommagés et la prévention des dégradations causées par leurs propres troupes.

Un commando d’experts

« On entend souvent que cette section est née à l’approche du Débarquement, mais c’est une réflexion qui émerge bien avant l’attaque de Pearl Harbour, avant que les États-Unis ne s’engagent dans le conflit », explique Mattéo Grouard, le commissaire. La prise de conscience de l’urgence de la préservation s’est faite d’ailleurs très précocement auprès des principaux instigateurs de cette section. L’un d’eux, George Stout, conservateur et pionnier en matière de restauration, était un vétéran de la Grande Guerre. C’est son expérience du champ de bataille en 1914-1918 et de l’impact des conflits sur le patrimoine qui l’ont d’ailleurs incité à faire des études d’art après sa démobilisation. Il fut logiquement un des fers de lance de la création du MFAA : une brigade composée d’artistes, d’historiens, de conservateurs ou encore d’architectes. Stout est un des rares vétérans du commando. « Il y a deux rangs parmi leur troupe, précise Mattéo Grouard. Ceux qui étaient totalement issus de la vie civile et n’étaient pas du tout familiers avec l’autorité militaire, ses procédures et son fonctionnement. Et ceux qui avaient déjà combattu, comme Stout qui venait de la Navy. La présence de ces vétérans était cruciale car ils connaissaient l’organisation militaire et l’impact concret de la guerre sur le patrimoine. » Évidemment, la présence de « bleus » a entraîné des difficultés, car les « Monuments Men » n’avaient pas d’autorité autre qu’intellectuelle sur le reste des troupes. Il leur a été souvent ardu de faire entendre leur voix auprès de l’état-major qui ne les prenait pas en considération. Ces officiers spécialisés de l’art ont ainsi été intégrés avec des grades très bas : la plupart étant au mieux second lieutenant, parfois même soldat première classe. Un déséquilibre d’autant plus déroutant que c’était dans l’ensemble des hommes mûrs, entre 40 et 60 ans. Leur appartenance au monde civil n’a toutefois pas eu que des désavantages. Leur absence d’ambition militaire leur permettait de tenir tête à leur hiérarchie : une attitude impensable pour un soldat de carrière qui aurait légitimement craint d’être rétrogradé. James J. Rorimer est resté dans les mémoires comme étant le plus téméraire de la section. L’emblématique conservateur du Metropolitan Museum of Art (New York) n’avait aucune formation militaire. Il avait voulu s’engager après avoir entendu le récit de la Campagne de France, mais avait été réformé pour raisons de santé. Lorsqu’il a eu l’occasion de s’enrôler dans les « Monuments Men », il n’a pas hésité. Sa mission en Europe a été émaillée d’épisodes tendus avec sa hiérarchie : il intimait aux hauts gradés de ne pas occuper certains bâtiments à protéger et leur interdisait de se saisir des œuvres d’art pour décorer leur QG. Une audace qui aurait pu lui valoir la cour martiale.

Un combat contre le temps et l’état-major

Pour asseoir leur autorité, ces recrues hors du commun avaient cependant un sésame de poids : une lettre de mission de la main du général Eisenhower. Un document expliquant que l’escadron avait le pouvoir de décréter quels monuments pouvaient être affectés ou non, et quels sites devaient être épargnés lors des bombardements. Cette dernière prérogative était la plus délicate à faire respecter puisque jusqu’à cette date les dommages de guerre étaient considérés comme inéluctables lors des combats. D’autant que les préconisations des « Monuments Men » allaient parfois à l’encontre des enjeux stratégiques. Après le D-Day, ils ont ainsi dû mener un épuisant bras de fer avec le commandement militaire pour que les clochers des églises normandes ne soient pas systématiquement détruits. Ces vieilles pierres étaient en effet des cibles stratégiques qui pouvaient abriter des tireurs allemands embusqués, ou qui étaient piégées pour exploser et causer un maximum de pertes alliées. Quand la vie des hommes était en jeu, les « Monuments Men » ont rendu les armes. Ils se sont battus sur d’autres fronts moins connus, mais tout aussi importants : l’éducation. Un de leur rôle était de sensibiliser les troupes afin qu’elles ne portent pas atteinte aux édifices, par exemple en les dégradant par des graffitis, ou en les démantelant pierre par pierre afin de récupérer des matériaux. Des tâches peu romanesques mais essentielles.

Des héros très discrets 

Étrangement le film réalisé par George Clooney ne donnait pas le vrai nom des « Monuments Men ». Un artifice offrant davantage de latitude fictionnelle, mais nuisant à l’hommage rendu à ces héros méconnus. L’exposition, qui est un vibrant hommage à cette mythique brigade, vient remettre en lumière ses protagonistes. Trois cents costumes, mannequins, objets et documents d’archives tentent de reconstituer la réalité et de sortir de la vision hollywoodienne. Le parcours déployé au sein des salons du château, qui fut le siège de l’état-major du maréchal Rommel, raconte le contexte de création de cette section consacrée à la protection du patrimoine en zone de guerre et brosse le portrait de ses principaux membres ainsi qu’un bilan de leur action. Des séquences immersives reconstituent par ailleurs les fameuses mines de sel et les « collecting point » où étaient stockées les œuvres volées et retrouvées à la fin de la guerre.

Isabelle Manca-Kunert

 

« Monuments Men »,

Château de La Roche-Guyon, 1, rue de l’Audience, La Roche-Guyon (95), jusqu’au 24 novembre 2024.

Protection des châteaux en temps de guerre 

Une montagne de sacs de sable, des chefs-d’œuvre emballés dans des caisses de fortune, des sculptures en plein air protégées par des mikados de tronc d’arbres, ou encore de prestigieux monuments dont les fenêtres ont été occultées en urgence par de frêles planches de bois. L’abondante iconographie de cet ouvrage propose une synthèse édifiante et inédite des stratégies de protection mises en place durant la Seconde Guerre mondiale dans les châteaux franciliens. Outre ses nombreuses illustrations, qui témoignent des moyens de protection parfois dérisoires dont disposaient les monuments, l’ouvrage, issu d’un colloque, dresse un remarquable état des lieux des procédures de sauvegarde dans des sites rarement documentés. Si le cas des musées et de Versailles sont désormais bien connus, le sort des châteaux de Rambouillet, Sceaux, Chantilly ou encore Vincennes demeurait mystérieux. Ce livre très complet, et accessible à tous, raconte par le menu leur étonnant destin durant la guerre.

Isabelle Manca-Kunert

 

Claire Bonnotte Khelil et Christina Kott (sous la direction), « Châteaux et musées franciliens pendant la Seconde Guerre mondiale : une protection stratégique, »

Château de Versailles / Hermann, 292 pages, 35 €.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°777 du 1 juillet 2024, avec le titre suivant : La véritable histoire des « Monuments Men »

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