Édouard Glissant (1928-2011) est l’auteur d’une œuvre centrale dans la littérature de la seconde moitié du XXe siècle, qui a trouvé un écho riche chez les artistes et critiques.
La disparition d’Édouard Glissant, le 3 février, intervient alors que la notion de « multiculturalisme » connaît une fin de non-recevoir politique, ou plutôt que la porte se ferme dans le mauvais sens. Glissant n’avait cessé d’appeler à dépasser le stade du multiculturalisme, mais pour « aller vers celui de la créolisation ». « Le multiculturalisme, c’est l’écran qui dissimule l’absence de relation véritable entre les cultures », expliquait-il dans un entretien croisé avec Patrick Chamoiseau dans L’Humanité du 21 janvier 2009. La « créolisation », elle, est « le mélange des imaginaires ». Cette notion, bâtie à la fin des années 1950 à partir d’une expérience locale, « l’antillanité », a été consolidée et élargie dans son usage et dans les pas de Glissant par l’Éloge de la créolité publié en 1989 par les écrivains martiniquais Jean Bernarbé, Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant. Elle a ensuite été développée sans relâche par l’écrivain pour sa particularité : la créolisation n’est pas une juxtaposition des cultures, ni même un métissage, elle est « une donnée nouvelle, totalement imprévisible par rapport à la somme ou à la simple synthèse de ces éléments ».
Ces lignes suffisent à pointer pourquoi Glissant a attiré des théoriciens, critiques et commissaires d’exposition. Tous ont été amenés à penser l’art à l’ère de la globalisation à mesure que les pays anciennement colonisés et leurs diasporas faisaient entendre leurs voix. La Caraïbe décrite par l’écrivain est apparue comme un « laboratoire » du monde. Dans sa dimension historique, sociale et politique, la créolité était un des maîtres mots de la Documenta 11 d’Okwui Enwezor, à Cassel, en 2002. Et si elle est pointée comme « phénomène historique, formule de mélange et mode de pensée » par Nicolas Bourriaud dans Radicant (éd. Denoël, 2009), c’est pour être étendue à l’univers des formes. Hybridation, remix, reprises… À mesure que la culture numérique s’est épanouie, elle a multiplié des échanges et des passages, des « réalisations imprévisibles à partir d’éléments hétérogènes » pour emprunter à Glissant. À l’égard des progrès techniques, qui « précipitent et ralentissent en même temps la diversité » (1), l’écrivain aura toutefois fait part de ses doutes. Son intérêt allait à une aventure bien plus vaste, celle de la « mondialité », cette possibilité de « vivre pour la première fois dans un monde, qui pour la première fois […] se conçoit à la fois multiple et un et inextricable » contre « l’uniformisation par le bas de la mondialisation, la standardisation, l’ultralibéralisme sauvage » (2).
Refus du fixe
Penser une relation entre les textes de Glissant et des productions plastiques oblige à prendre le rythme d’une écriture, qui, même théorique, est par son ressac et ses néologismes le refus même de la linéarité. Invité à la Biennale de Venise en 2003 par Molly Nesbit et Hans Ulrich Obrist dans le cadre du projet « Utopia Station », Glissant avait développé l’hypothèse d’une « pensée du tremblement », qui « nous préserve des pensées de système et des systèmes de pensées […], utopie qui jamais ne se fixe et qui ouvre demain, comme un soleil et un fruit partagé » (2). C’est peut-être dans l’appréciation d’une œuvre qui bat, ouvre et accompagne le refus du fixe (l’oralité, l’air, le souffle sont des récurrences chez le poète) que l’on trouverait la meilleure répercussion, et donc les échos les plus lointains de l’œuvre de Glissant : représentations d’un monde emmêlé autour de déflagrations ou peintures psychogéographiques d’artistes tels que Franz Ackermann ou Julie Mehretu peuvent être posées comme un calque sur les textes que Glissant consacra à deux de ses contemporains, Wifredo Lam et Roberto Matta (2).
Chez Thierry Fontaine, originaire de la Réunion, le critique Jean-Christophe Royoux avait justement soulevé le « parti pris créole ». Les photographies de Fontaine sont dans la houle, entre la recherche de l’altérité et de la singularité. Ce sont des images de sédiments où l’humain, l’organique, le végétal et le minéral se brassent sur les rivages de l’île de la Réunion, ou d’un autoportrait pieds nus dans la boue, au milieu de la chaussée parisienne. Appartenant à une génération bercée par la sono mondiale, Bruno Peinado a, lui, régulièrement cité les textes de Glissant comme moteur d’une production dont l’emmêlement et le nomadisme renvoient au développement ligneux et flottant de la mangrove, écosystème cher à l’écrivain. Et les détournements de l’artiste doivent autant à la théorie situationniste qu’à l’adoption d’une « pensée archipélique », « pratique du détour, qui n’est pas fuite ni renoncement » (3).
Irrésolution
En 2004, avec Lakkat, Anri Sala relatait l’acquisition par des enfants sénégalais des subtilités phonétiques du wolof, leur propre langue. Dans cette vidéo, l’effacement d’une image laissée dans la pénombre, le son d’une langue étrangère et l’écriture de sous-titres approximatifs se conjuguaient dans le souhait de « créer dans n’importe quelle langue donnée » une volonté qui « suppose ainsi qu’on soit habité du désir impossible de toutes les langues du monde » (4). Festivals et expositions montrent que la fièvre qui habite actuellement le genre documentaire est largement alimentée par cette irrésolution. Héritier revendiqué de Chris Marker, Harun Farocki, ou encore du Black Audio Collective, l’Otolith Group – fondé à Londres en 2002 par Kodwo Eshun et Anjalika Sagar – s’est ainsi fait remarquer par une série de courts-métrages qui mêlent objectif et subjectif, réel et imaginaire, faits et fiction, images d’emprunts et créations, pour relater des événements politiques et des déplacements. Leurs films jouent avec le temps et l’espace et flirtent parfois avec la science-fiction. Dans l’hétérogénéité de ses sources, méthodes et métaphores, le collectif, qui expose en ce moment au Musée d’art contemporain de Barcelone, va jusqu’à réclamer « une opacité qui empêcherait le spectateur de produire de la connaissance à partir des images ». Il cite expressément la phrase la plus paradoxalement généreuse de Glissant : « Nous voulons pour tous le droit à l’opacité. » (4)
(1) Édouard Glissant, Introduction à une poétique du divers, éd. Gallimard, 1996
(2) Édouard Glissant, La Cohée du Lamentin, éd. Gallimard, 2005
(3) Édouard Glissant, Traité du tout-monde, éd. Gallimard, 1997
(4) Édouard Glissant, Poétique de la relation, éd. Gallimard, 1990
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Hommage au poète
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°344 du 1 avril 2011, avec le titre suivant : Hommage au poète