Livre

RÉCIT ILLUSTRÉ

Bilal met Picasso à nu

Par Anne-Cécile Sanchez · Le Journal des Arts

Le 13 juin 2020 - 698 mots

Invité par les éditions Stock dans le cadre de la collection « Ma nuit au musée », Enki Bilal livre un texte illustré très inspiré.

Enki Bilal. © Hannah Assouline
Enki Bilal.
© Hannah Assouline

Enki Bilal compte indéniablement parmi les auteurs de bande dessinée qui ont fait bouger les lignes du 9e art. Invité à exposer au Musée du Louvre en 2013, c’est également un peintre recherché, qui s’est essayé avec succès à la mise en scène de spectacles vivants et a réalisé trois longs-métrages pour le cinéma. La littérature constitue par ailleurs une source d’inspiration féconde pour ce grand lecteur de Baudelaire et de Lovecraft, qui signe ici son premier texte de fiction. Nouvel opus de la collection « Ma nuit au musée » (éditions Stock), Nu avec Picasso prend la forme d’un récit onirique, rythmé par une série de dessins crayonnés, comme autant de visions fantastiques d’un Bilal enfermé avec les fantômes de Dora Maar et Picasso [en 2018, lors de l’exposition « Guernica » au Musée Picasso de Paris]. Une histoire du « dedans et du dehors » qui relie à travers les époques et pour quelques heures les protagonistes dans le musée consacré au maître espagnol. « Le dehors, pour chaque artiste »,écrit Bilal, c’est « son époque, son environnement, familial, social, culturel, politique, géopolitique, l’air qu’il respire aussi et surtout… »À l’opposé, « en opposition même, il y a le dedans. Là, nous entrons dans le domaine insaisissable, glissant, fuyant, de la création. Le dedans de l’artiste digère le dehors, le façonne et le recrache ». Or le musée « contient les dedans cérébraux des artistes ». Voilà pour l’intrigue. Tout à la fois metteur en scène, acteur et spectateur de ses hallucinations nocturnes, Bilal en dresse le décor, dévoile les coulisses de quelques chefs-d’œuvre (Guernica ; La Femme qui pleure ; Le Meurtre ; La Femme au vase), les rejoue à sa manière, et prend même la pose pour Pablo.

Enki Bilal, Nu avec Picasso, 2020. © Stock
Enki Bilal, Nu avec Picasso, 2020.
© Stock
Incursion dans le tableau

Regarder la peinture d’un autre, surtout s’il s’agit de Picasso, l’exercice n’était pas évident… L’auteur des Phalanges de l’Ordre noir (1979)s’en acquitte avec une sincérité désarmante. D’abord hésitant, son style s’affirme au fil des pages et touche juste. Goya, lui aussi convoqué, est précédé d’effluves « de peinture à l’huile rance ». Dora a le « souffle chaud et sensuel » et l’objectif photographique précis. Le Minotaure laisse derrière lui une flaque d’urine. Picasso « fait pleurer les femmes ». Mais Bilal a en commun avec lui « la mine de plomb ». Et c’est par le trait qu’il se cherche des affinités avec le peintre, comme pour comprendre « du dedans » ses créations. Il esquisse ainsi en croquis virtuoses les réinterprétations de quelques tableaux célèbres, à la façon d’un étudiant des Beaux-Arts faisant ses armes à main levée dans les salles d’un musée, mais, concernant l’auteur, avec un talent assuré. Une histoire de transmission qui n’oublie pas ce que Picasso, pour sa part, doit à l’œuvre de Goya. Lequel affirme : « Il a beaucoup regardé mes peintures engagées… Le Trois-Mai notamment… Il m’a avoué s’être identifié au fusillé à la chemise blanche… Je l’ai inspiré pour son grand truc, là, il n’y a pas de doute. » Le « grand truc, là », c’est Guernica. Dans une tentative de reconstitution délirante, Bilal y figure un « nu couché » sous l’œil de Picasso, qui lui tranche les membres supérieurs d’un coup de pinceau « quelque part au niveau du coude ». « Mes deux bras disposés au bas du cadre offriront une assise plus dramatique à l’ensemble du tableau », écrit-il encore. Ainsi Bilal entre-t-il pour les besoins de la fiction dans l’histoire de l’art, amputé par un de ses génies. L’allégorie n’est pas dénuée d’humour.

Lors d’un entretien en 2019, il nous avait confié son admiration pour Le Greco, « un peintre fascinant » ; mais aussi pour Lucian Freud, « d’une cruauté incroyable » ; pour Francis Bacon, « évidemment », ainsi que pour Vladimir Veličković : le peintre d’origine serbe, mort le 29 août 2019, avait habité à Belgrade dans la maison où Bilal est né. Il cite enfin Jean-Michel Basquiat parmi ses références. Picasso ? Il est depuis plusieurs mois au centre de ses pensées, de ses recherches. Bilal a en effet travaillé sur une série, en écho àGuernica, qui doit être présentée dans le cadre de sa rétrospective prévue cet été au Fonds Hélène &Édouard Leclerc pour la culture, à Landerneau.

Enki Bilal, Nu avec Picasso,
éd. Stock, 96 p., 16 €.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°547 du 5 juin 2020, avec le titre suivant : Bilal met Picasso à nu

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