LANDERNEAU
Nourrie de peinture et de cinéma, l’œuvre d’Enki Bilal se déploie dans toute sa singularité au Fonds Hélène et Édouard Leclerc pour la culture.
Depuis son ouverture en 2011, le Fonds Hélène et Édouard Leclerc pour la culture présente en alternance des expositions thématiques ambitieuses et grand public – à l’exemple de « Cabinets de curiosités » en 2019 – et des monographies d’artistes du XXe siècle (Gérard Fromanger ; Joan Miró ; Jacques Monory…). On n’aurait pas été surpris d’apprendre que l’une des toutes premières programmées à Landerneau soit consacrée à Enki Bilal, dessinateur, illustrateur, scénariste, réalisateur, et peintre. Michel-Édouard Leclerc, qui préside ce fonds de dotation, et le créateur né à Belgrade en 1951 se connaissent en effet de longue date et entretiennent des échanges nourris. Or cette rétrospective vient longtemps après les expositions phares consacrées, par exemple, à l’œuvre de Picasso, comme si le sérieux et le succès de celle-là devaient cautionner le propos de celle-ci.
D’autant que Bilal ne craint pas de se mesurer au maître espagnol dans un exercice d’admiration assez périlleux sur le thème de Guernica, auquel est réservé un espace spécifique au sein du parcours de l’exposition. Et que le commissaire de cette dernière, Serge Lemoine, a imaginé un jeu de références visant à inscrire le grand prix de la Ville d’Angoulême 1987 dans l’histoire de l’art, en mettant ses planches en regard d’œuvres de quelques artistes emblématiques, tant anciens que contemporains. C’est l’aspect le moins convaincant de cette entreprise, car les œuvres censées entrer en « résonance » sont trop rares, et leur relation avec les créations de Bilal, souvent trop lointaine. Ainsi de ces eaux-fortes de Jacques Callot choisies dans la série « Les Grandes Misères de la guerre » (1633), ou bien de celles de Francisco de Goya (À la chasse aux dents, 1799), ou encore de cette sculpture mécanique de Rebecca Horn (La Petite Veuve, 1988) qui bat de l’aile au-dessus des visiteurs comme si elle cherchait à s’échapper. Il apparaît par ailleurs difficile de comprendre le parcours, très didactique, qui multiplie les entrées de lecture et court le risque de perdre le visiteur en chemin, ce dès la première section (« Sujets ») subdivisée en cinq sous-parties (l’humain ; la ville ; le cosmos ; la machine ; l’animal).
Cette approche un peu laborieuse est heureusement compensée par une scénographie de nature immersive. C’est en donnant à voir l’univers de Bilal, visions bleutées d’un monde dystopique peuplé d’êtres mutants ou abîmés, que cette exposition réunissant quelque deux cents pièces du dessinateur touche juste.
Ainsi du va-et-vient permanent, d’une salle à l’autre, entre les œuvres sur papier et les extraits de ses trois longs métrages (Bunker Palace Hotel [1989] ; Tykho Moon [1996] ; Immortel (ad vitam) [2004]). Diffusés sur de grands écrans placés à même les murs, au milieu de l’espace, ou en surplomb, ils instaurent des correspondances visuelles et une dynamique efficace. Ce dispositif immersif permet en effet d’appréhender l’importance du cinéma pour Bilal dans sa construction des images. D’abord parce que le 7e art fait évidemment partie de ses sources d’inspiration, comme le montre l’extrait de Metropolis (1927), de Fritz Lang, dont les perspectives rappellent les panoramas urbains de la série de bandes dessinées bilalienne « Tétralogie du Monstre ». L’inverse est également arrivé : Ridley Scott cite Bilal comme une de ses références pour le tournage de Blade Runner (1982), dont est également montrée une séquence.
Mais le passage derrière la caméra et le travail sur ordinateur ont surtout eu pour l’auteur de bande dessinée un effet libératoire en l’affranchissant du tracé des phylactères, et en lui permettant d’inverser, comme pour le montage d’un film, l’ordre des images. « J’étais lassé de ce rituel : tracer les cases, dessiner au crayon, encrer, puis gommer, mettre la couleur… C’est le cinéma et la souplesse que permettait l’ordinateur, une technique plus proche de celle de la peinture, qui m’a redonné l’envie de continuer », nous expliquait-il l’an dernier au cours d’une interview. C’est le moment, à la fin des années 1990, où Bilal commence à peindre, d’abord, pour chaque case, de véritables tableaux miniatures, et bientôt de grands formats à l’acrylique et au pastel gras qui jalonnent l’exposition.
On pourrait s’étonner à ce sujet qu’aucune édition de Bilal ne figure dans la collection lancée par Michel-Édouard Leclerc, Mel Publisher, qui réunit des artistes venus de l’univers de la bande dessinée ou des arts plastiques. Une estampe signée du père de Nikopol serait une pépite pour le catalogue quand on sait que les enchères ont dépassé les 100 000 euros pour certaines de ses planches (la couverture du Vaisseau de pierre, une encre de Chine et gouache datée de 1976, a été adjugée 117 000 euros en novembre 2019 chez Artcurial). Il semble que cette édition soit en effet au programme, a priori d’ici à la fin de l’année. Mais il faudra d’abord que Bilal se confronte dans l’atelier à des techniques, lithographie ou sérigraphie, qu’il n’a jamais eu l’occasion d’expérimenter. Parions que cela devrait l’amuser.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°551 du 18 septembre 2020, avec le titre suivant : À Landerneau, les mondes dystopiques d’Enki Bilal