PARIS
À partir des figures de l’Africain et de l’Africaine de la fin du XVIIe au XIXe siècle, l’historienne propose un regard inédit sur les relations de l’art et de la race au temps de l’esclavage et des colonies.
Directrice d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), Anne Lafont publie aux Presses du réel L’Art et la race, une synthèse de ses travaux sur la représentation des Noirs dans l’art au XVIIIe siècle.
J’ai d’abord travaillé sur la Révolution française, sur les liens entre l’art, la politique et la citoyenneté, puis sur les nouveaux citoyens nés de la Révolution, dont font partie les Noirs. Ensuite j’ai étudié la première abolition de l’esclavage (1794-1802) qui est une émanation de la Révolution, et qui n’a pas duré. En même temps je voulais travailler sur un temps antérieur à l’apparition du racisme scientifique et de l’anthropologie physique (1799). Ce que j’ai choisi comme début à mon étude, c’est le Code noir en 1684 (qui régit les rapports maîtres-esclaves), et l’apparition dans l’art des premiers pages noirs, un personnage noir qui n’est plus celui de l’Adoration des mages : les années 1680 sont une période charnière pour mon sujet.
Le projet du livre n’était pas de faire l’iconographie du racisme ou de l’esclavage, même si je ne les exclus pas du corpus, mais de comprendre comment se fabrique la race avec les cultures visuelles à partir de 1680. Avec la classification des races de François Bernier (1684), je mets en lumière la construction de l’altérité à partir de la carnation : lorsqu’on parle d’une autre race, on commence par décrire sa couleur de peau.
La fabrique de la race émane aussi de la nécessité de mieux comprendre le monde agrandi par les expéditions maritimes et coloniales : le marqueur racial permet d’ordonner ce monde à coloniser. L’histoire de l’art me semble particulièrement intéressante puisqu’elle traite de l’histoire de la couleur, et de l’expérience visuelle : le XVIIIe siècle est un temps qui n’est pas dépourvu de racisme, mais qui essaye de comprendre comment on peut être si proche et si différent à la fois.
Cette quasi-absence d’études sur la représentation des Noirs vient d’un vœu assez pieux, qui est la volonté française d’universalisme, et le refus de céder aux particularismes communautaires. Jusqu’à récemment, la recherche française pensait que la meilleure façon de se préserver des préjugés était de s’aveugler sur les différences. Mais cela a ses limites : la complexité de nos sociétés oblige à prendre en compte des histoires et des parcours qui ne peuvent s’exprimer autour d’un modèle unique. Dans les séminaires universitaires sur ce thème, le profil des chercheurs est le même que dans d’autres séminaires, ce qui montre que ce n’est pas une niche communautariste. Il y a un intérêt de la société française pour des histoires de France qui participent d’un grand récit que nous partageons, quelles que soient nos origines. Dans cette même perspective, je mentionnerais le livre de Patrick Boucheron, Histoire mondiale de la France [Seuil, 2017], et l’exposition sur le modèle noir [de Géricault à Matisse] qui ouvrira en mars au Musée d’Orsay : on verra comment la fabrique de la négritude fait partie de l’histoire des arts.
Je crois qu’il y a eu un processus d’individualisation des Noirs par l’art et par l’image au cours du XVIIIe siècle. Cela se voit à deux niveaux : dans des sources de la fin du XVIIe siècle qui nous donnent des noms ou des prénoms de Noirs, même des noms d’emprunt. Et dans les arts, où apparaît dès Watteau la volonté de représenter des traits singuliers et non des types humains, même lorsqu’il s’agit encore de serviteurs noirs. Vers 1770 les serviteurs sont émancipés de leurs maîtres et font l’objet d’un portrait autonome, sur un autre tableau. Cela prépare le portrait de Jean-Baptiste Belley par Girodet en 1797, où l’on voit un individu et citoyen noir député de Saint-Domingue à la Convention à Paris.
Cette figure a effectivement prévalu sur les autres, alors que mon livre tend à montrer la complexité des trajectoires des Noirs au XVIIIe, même en système de domination. La figure de l’esclave est un extrême, elle est d’une grande violence, et c’est ce qui fait sa fortune aujourd’hui : l’esclave marque les mémoires parce que cette figure est presque insoutenable. Mais les positions de victime ne sont pas les seules occupées par les Noirs à cette époque, car il y avait déjà des Noirs relativement libres en métropole. C’est le XIXe siècle qui a opéré une essentialisation univoque des trajectoires noires, et c’est assez trompeur : il faut examiner les sources pour restituer cette diversité du monde noir en Occident.
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Anne Lafont : « Le concept de race se fabrique aussi dans les cultures visuelles »
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°515 du 18 janvier 2019, avec le titre suivant : Anne Lafont, historienne de l’art, directrice d’études à l’EHESS : « Le concept de race se fabrique aussi dans les cultures visuelles »