Samuel Keller vient de quitter la direction de Art Basel pour prendre, à 41 ans, celle de la Fondation Beyeler, à Riehen/Bâle, en Suisse. Ses sept années à la tête de la foire internationale d’art contemporain ont coïncidé avec une expansion phénoménale du monde de l’art, une progression à laquelle il a contribué et sur laquelle il a tablé avec la création, en 2002, de Art Basel Miami Beach (ABMB).
Cette manifestation s’est rapidement imposée comme le principal salon d’art moderne et contemporain aux États-Unis. Malgré l’actuelle tourmente des marchés financiers, la dernière édition de ABMB en décembre 2007 a enregistré certaines ventes dépassant tous les records. Samuel Keller a trois successeurs pour le remplacer : Cay Sophie Rabinowitz, pour la direction artistique, Marc Spiegler pour la stratégie et le développement, et Annette Schönholzer pour la gestion et les finances. Il conserve un rôle de conseiller auprès de Art Basel, pour permettre à la foire de tirer parti des relations établies avec l’élite du monde de l’art.
La tourmente qui vient de s’abattre sur les marchés financiers va-t-elle affecter le marché de l’art ?
Cette tourmente a évidemment rendu certaines personnes très nerveuses, surtout dans les milieux de la finance aux États-Unis. Elle n’a néanmoins pas eu beaucoup d’effet sur le marché de l’art. Les ventes publiques et en galerie restent toujours soutenues et les foires de Berlin, Londres et Paris ont donné cet automne de bons résultats, parfois supérieurs à ceux de l’an dernier. Les ventes publiques d’art contemporain à New York ont été excellentes, et pour celles d’art moderne et impressionniste, Christie’s a bien fonctionné et Sotheby’s [le 7 novembre 2007] un peu moins, sauf si l’on considère les lots qui y étaient proposés. Les grands collectionneurs, marchands et experts estiment que le marché est vraiment plus robuste qu’auparavant. Il atteint un niveau record et s’il continue à monter, on cessera de s’en étonner. Rappelez-vous l’étonnement des gens la première fois qu’une vente publique a dépassé les 100 millions de dollars. Les ventes dépassent aujourd’hui les 300 millions !
Si le marché de l’art s’effondrait, comment réagiraient les foires, selon vous ?
Il y a eu une crise du marché de l’art dans les années 1970, puis dans les années 1980 et 1990, et il y en a eu une en 2001, juste avant le 11 Septembre, même si personne n’en parle ; elle a été très courte et a débouché sur une période d’expansion. Pour ce qui est de Art Basel, il est vraisemblable que la première foire d’art au monde bénéficiera de l’expansion du marché autant qu’elle profitera de sa récession. Durant les périodes fastes, les galeries participent à beaucoup de foires. Dans les périodes de vaches maigres, elles ne font que celles qui leur semblent indispensables. Si on les interrogeait, la plupart des galeries répondraient sans doute que les dernières foires auxquelles elles renonceraient seraient Art Basel en Europe et ABMB aux États-Unis.
Nous veillons à ne pas exploiter les périodes d’expansion du marché de l’art en augmentant, par exemple, le coût des stands. Art Basel est la plus importante foire d’art au monde et il nous serait facile d’imposer les prix les plus élevés. Nous ne le faisons pas parce que nous pensons que moins nous leur coûtons, plus nous donnons de possibilités aux galeries d’investir dans leurs expositions. Et les galeries seront plus à même de poursuivre leur participation. Certaines foires d’art qui se déroulent en même temps que les nôtres, en Suisse et à Miami, et certaines nouvelles foires ont des prix de stands plus élevés que les nôtres.
Un des grands mérites des foires d’art est qu’elles permettent de voir des œuvres d’artistes qui ne sont pas en vogue et qui ne se vendent pas forcément bien en vente publique ; elles sont exposées pour leur intérêt. Surtout à Art Basel qui montre non seulement l’art le plus récent, mais s’enorgueillit aussi de présenter des œuvres historiques. Un collectionneur peut toujours revenir en arrière et redécouvrir des artistes qu’il a pu négliger. Et financièrement, on peut aussi se poser la question : « Que pourrais-je avoir pour le prix de ce jeune artiste “tendance” ? » L’effet régulateur exercé sur le marché est positif. Et les jeunes artistes en profitent, car ils sont exposés sous le même toit que les maîtres en place. Nous ne séparons pas les jeunes, les vieux, le contemporain, le moderne, l’après 1945, le latin, l’asiatique, c’est en les exposant réellement tous ensemble que l’on crée des relations stimulantes entre les œuvres historiques et l’art contemporain. Nous avons beaucoup travaillé pour faire de Art Basel le point de rencontre le plus important du monde de l’art, qui rend un service crucial et indépendant de la vigueur du marché.
Vous semble-t-il que l’hyper-inflation du marché de l’art contemporain a entraîné la production de beaucoup d’œuvres mauvaises ?
Tout ce qui se vend n’est pas de grande qualité et ce n’est pas nouveau. Avec l’expansion du marché, le phénomène s’est accentué. Auparavant, sur les 1 000 artistes dans le monde, il n’y en avait peut-être que dix de bons. Aujourd’hui, il doit y en avoir 10 000, dont 100 de bons. Avons-nous davantage de bons artistes ? Oui. Mais n’avons-nous pas plus de mal à repérer ces bons artistes et à distinguer ceux qui sont intéressants de ceux qui ne le sont pas ? Oui. Avec un marché soutenu, les artistes sont tentés de produire encore et encore la même œuvre. Il y a quelques artistes qui ne peuvent respecter leur niveau qualitatif qu’en produisant un nombre très réduit d’œuvres, et d’autres qui débordent d’idées, sont organisés en ateliers avec beaucoup d’assistants et peuvent produire des œuvres en abondance sans que la qualité en souffre.
Quel a été votre défi majeur, en tant que directeur ?
Le moment le plus difficile a été la mise en place de ABMB. L’inauguration devait avoir lieu en décembre 2001, mais nous avons reporté la première édition après le 11 Septembre. Ce fut une période difficile pour tout le monde de l’art, qui repose aujourd’hui sur des gens qui voyagent – personne ne prenait plus l’avion après le 11 Septembre – et sur le plaisir qu’éprouvent les gens à acheter. Bien évidemment, en période de deuil, personne ne désire dépenser de l’argent. Les priorités sont ailleurs. Les mois qui ont suivi le 11 Septembre ont été critiques. Je crois que les choses auraient pu évoluer dans une tout autre direction. Nous aurions pu entrer dans une longue période de dépression avec des gens ne voyageant plus et n’achetant plus d’œuvres d’art. Nous avions déjà signé les contrats avec toutes les galeries, réservé le Palais des congrès, imprimé le catalogue, et en tant que société, dépensé environ 5 millions de dollars, ce qui était pour nous une somme importante, mais nombre de galeries nous disaient qu’elles ne souhaitaient pas que la foire ait lieu. Nous savions que lorsqu’un événement de ce type ne démarre pas à la date prévue, il a peu de chance de repartir. Nous savions aussi que le marché de l’art avait commencé à ralentir avant le 11 Septembre et que l’avenir s’annonçait assez mal. Je me suis adressé à la société en leur disant : « Je pense qu’il est judicieux de reporter la première ABMB pour gagner la confiance de nos galeries ; elles n’ont pas envie d’y participer dans les circonstances actuelles et nous ne devrions pas les facturer. Nous devrions quand même maintenir le projet et l’organiser l’an prochain. » Et j’ai également offert d’endosser la responsabilité de cette décision. C’était ma deuxième année à la tête de Art Basel et nous risquions de perdre beaucoup d’argent à la suite de cette décision. J’ai prévenu la société : « Si la décision s’avère mauvaise, je démissionnerai. » On m’a répondu : « Nous sommes d’accord avec vous. Nous avons eu de très bonnes années grâce aux galeries. C’est le moment de faire un geste en retour. » Nous avons donc fait part de l’annulation du salon aux galeries, leur annonçant qu’elles n’auraient rien à payer. L’essentiel des profits de notre société mère a été consacré à absorber cette perte.
Ce fut peut-être le moment le plus important de ma carrière de directeur parce que nous avions quand même décidé de venir à Miami en décembre 2001 et de lancer tous les événements associés que nous avions projetés pour la première édition de ABMB, les visites de collections et la programmation dans les musées. C’était pour nous une évidence, parce que nous avions conçu un nouveau modèle de foire d’art faisant figure d’événement culturel qui pourrait fonctionner indépendamment de la santé du marché. Nous pensions qu’il fallait le tester et qu’il serait bon de réunir le monde de l’art dans une période difficile. Nous avons donc maintenu le programme. Des centaines de gens sont venues, parmi lesquels les mécènes de musées internationaux de premier plan comme la Tate Modern de Londres. En revenant à Bâle, nous étions encore plus enthousiastes à propos du lancement de ABMB. L’expérience nous avait montré quelle importance avait ce programme culturel, car nous l’avions testé sans que la foire soit ouverte, et ce fut une belle victoire.
ABMB devrait donc son modèle au 11 Septembre ?
Pas tout à fait. Le modèle est venu des différences séparant Bâle et Miami. Bâle a de nombreux musées. Londres, Paris, New York offrent beaucoup de musées et de galeries à visiter. Que pouvions-nous offrir à Miami ? Nous avons donc pris contact avec des collectionneurs et des directeurs de musées et ils ont accepté de programmer de grandes expositions, des performances, des réceptions, des conférences et visites privées pour accompagner la foire.
Est-il question que Art Basel étende encore son expansion mondiale ?
L’important n’est pas que Art Basel soit le premier organisateur de salons à investir un marché particulier, mais que nous lancions nos foires quand le marché est fin prêt. À la suite du lancement réussi de Miami, une douzaine de villes nous ont demandé de leur organiser des foires d’art, dont plusieurs en Asie et au Moyen-Orient, ainsi qu’aux États-Unis et en Amérique latine. Aussi longtemps qu’il sera plus logique de faire venir jusqu’à Bâle quelques centaines de Chinois, collectionneurs ou professionnels de l’art, que de faire voyager des milliers d’œuvres d’art jusqu’en Chine pour une foire, nous nous en tiendrons à cette politique-là.
Lancer une foire d’art n’est pas le seul moyen de développer un nouveau marché. Grâce au travail de délégations, aux visites personnelles, aux partenariats avec les musées, à la participation des galeries et aux colloques à Miami, nous avons contribué à développer le marché de l’Amérique latine qui était notre premier objectif, chose qui a magnifiquement bien fonctionné pour nous et pour le monde de l’art en général. On voit combien l’Amérique latine compte désormais d’artistes et de collectionneurs importants. Nous avions raison de nous concentrer sur cet objectif et nous avons intérêt à continuer d’agir ainsi en Amérique du Nord et du Sud aussi bien qu’en Asie.
Il est également important de rappeler que Art Basel a une responsabilité à l’égard de ses galeries ; si nous lançons une nouvelle foire, nous devons nous assurer que les exposants auront à y gagner. Une des leçons que nous avons tirée du 11 Septembre est que notre responsabilité ne se limite pas à nos propres profits, et que nous ne pouvons pas nous contenter de dire : « Allons-y, nous allons gagner de l’argent ». Il serait très facile de lancer une autre foire, de faire le plein de galeries et de gagner de l’argent immédiatement. Mais je considère toujours que nous avons fait notre travail, non pas quand nous avons cédé des emplacements aux galeries, mais quand les galeries ont vendu les œuvres qu’elles exposaient et qu’elles sont satisfaites des acheteurs qu’elles ont séduits. Nous surveillons donc de près l’ensemble de la chaîne et avant que nous puissions juger si une foire est réussie, il faut que le collectionneur en bout de chaîne soit content, et pas uniquement notre comptable.
Quelle a été votre plus belle réussite ?
La création de toutes ces nouvelles plates-formes d’exposition. Cela a débuté avec Art Unlimited à Bâle en 2000 et s’est poursuivi avec nos programmes pour les performances, les films, l’art vidéo et sonore, les livres d’artistes et l’art public. L’expérience est très satisfaisante et elle a été cruciale dans la manière dont Art Basel s’est développé en un événement combinant des ambitions commerciales et culturelles. Nous n’utilisons même plus le terme de « foire » pour décrire Art Basel, nous la qualifions de « show », ce qui est plus approprié.
Pour conclure sur une note plus personnelle, êtes-vous vous-même collectionneur ?
Non. J’ai commencé à acheter des œuvres d’art quand j’étais étudiant, mais plus par accident qu’à dessein. Quand j’étudiais l’histoire de l’art à l’université, j’en ai même acheté à Art Basel.
Qu’avez-vous acheté ?
Je ne vous le dirai pas. Je suis resté ami avec le marchand et nous n’en parlons jamais. Nous sommes tous les deux gênés, lui parce qu’il a exposé cet artiste et moi parce que j’ai acheté son œuvre. Nous ne savons même pas ce que l’artiste fait aujourd’hui, nous n’avons plus jamais eu de nouvelles. J’ai toujours cette œuvre chez moi et je la regarde chaque matin. Je l’ai mise dans une pièce où je m’habille, à cause d’une excellente leçon que m’a donnée Marty Margulies (collectionneur de Miami) un jour que je visitais sa collection particulière, l’une des meilleures aux États-Unis. Dans la dernière pièce, il y avait une toile hyperréaliste qui ne s’accordait pas avec le reste de sa collection. Comme je la regardais et que Marty pouvait voir que je n’étais guère convaincu, il m’a demandé : « Vous aimez ? » Je lui ai répondu : « Ce n’est pas vraiment ma tasse de thé ; qu’est-ce que c’est ? » Il m’a dit : « C’est le premier tableau que j’ai acheté et je le conserve ici pour me rappeler tout le chemin parcouru depuis. Et pour me rappeler combien il est important d’apprendre et d’étudier l’art. » Je regarde tous les jours le premier tableau que j’ai acheté et il me rappelle que j’ai beaucoup à apprendre en matière d’art.
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Samuel Keller, directeur de la Fondation Beyeler, à Riehen/Bâle en Suisse
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°274 du 1 février 2008, avec le titre suivant : Samuel Keller, directeur de la Fondation Beyeler, à Riehen/Bâle en Suisse