La cour d’appel de Paris a rejeté l’action en dénigrement de l’antiquaire André Hayat contre son confrère Jacques Lacoste qui avait émis des réserves sur des fauteuils de Jean Royère.
PARIS - Dans le marché étroit mais dynamique du design de prestige, la parole des spécialistes, souvent eux-mêmes galeristes, est précieuse. Lorsqu’est déniée l’authenticité d’un objet auprès d’autres intermédiaires ou de potentiels acheteurs, leur parole peut-elle constituer un dénigrement ? Non, vient de répondre la cour d’appel de Paris dans une affaire mettant aux prises Jacques Lacoste et André Hayat à propos de fauteuils de Jean Royère.
À la différence du marché des arts plastiques, la structuration du processus d’authentification des œuvres autour d’ayants droit, de comités ou d’auteurs de catalogues raisonnés est chose bien plus rare en matière de design. Pourtant de nombreux faux, copies ou contrefaçons émergent régulièrement. La révélation en 2008 de l’affaire des faux meubles de Charlotte Perriand, Jean Prouvé et Alexandre Noll, créés de toutes pièces dans un atelier parisien avant d’être rapatriés en région bordelaise pour y être vendus dans le monde entier, avait secoué le marché. Des galeristes interviennent alors pour assainir le marché. Parfois en achetant des pièces pour les en retirer définitivement, d’autres fois en prenant soin d’informer les intermédiaires ou acquéreurs éventuels qui disposent de telles pièces. Faute de pouvoir agir en contrefaçon, à défaut d’avoir la qualité de détenteur des droits d’auteur ou de titulaires du droit moral, les galeristes n’ont que peu d’options pour tenter de réguler le marché.
Alerte sur modèles litigieux
Galeriste réputé en son domaine, expert indépendant membre d’une compagnie, Jacques Lacoste est reconnu comme un des meilleurs spécialistes de l’œuvre de Jean Royère, dont il a acquis les archives encore disponibles à l’étranger en 1997. Parmi les plus de 5 000 documents en sa possession, certains proviennent du Liban et portent sur les créations originales de l’hôtel « Le Capitole » à Beyrouth, en 1953. Quelques jours avant la vacation d’une collection privée beyrouthine organisée à Paris par la maison de ventes Millon, le 19 décembre 2011, Jacques Lacoste repère dans le catalogue deux paires de fauteuils « œuf » problématiques. L’expert et marchand prévient alors la maison que ces deux paires ne correspondent à aucun modèle connu de Jean Royère et qu’il pourrait s’agir de contrefaçons. Proposées sur une estimation comprise entre 40 000 et 50 000 euros pour l’une et entre 60 000 et 80 000 euros pour l’autre, les deux paires ne seront finalement pas adjugées, faute d’enchérisseurs.
Deux mois plus tard, en février 2012, l’un des clients habituels du galeriste (une grande fortune britannique) se voit proposer les mêmes paires pour 210 000 euros et consulte alors le spécialiste de l’œuvre de Royère. Reconnaissant les modèles litigieux, Jacques Lacoste en déconseille l’acquisition. L’ordre de virement déjà émis est annulé.
Procédure en dénigrement
André Hayat, propriétaire des deux paires et lui-même antiquaire spécialisé dans la vente de mobilier du XXe siècle, décidait de riposter en intentant contre Jacques Lacoste une procédure en dénigrement. Selon l’antiquaire, le spécialiste aurait délibérément cherché à anéantir la transaction d’un concurrent et à salir sa réputation, en jetant notamment le soupçon et le discrédit sur des fauteuils dont il aurait précédemment accrédité l’authenticité. Il faudrait même y voir un complot plus vaste de la part des autres acteurs du marché, appelés à témoigner en faveur de Jacques Lacoste, car ces derniers, selon le demandeur, « soit mentent de manière évidente […] soit ont des intérêts matériels à protéger puisqu’[ils] possèdent des galeries concurrentes de la Galerie André Hayat et qu’[ils] entendent écarter du marché les pièces qu’[ils] ne sont pas en mesure d’acquérir ». Débouté en première instance, l’antiquaire maintenait devant la cour d’appel de Paris ses demandes en indemnisation à hauteur de plus de 900 000 euros, en raison tant de la perte de marge sur la vente des deux fauteuils que d’un préjudice commercial éventuel résultant de l’impossibilité de pouvoir faire affaire avec le fameux collectionneur anglais.
Au soutien de ses prétentions, André Hayat rappelait sa propre connaissance de l’œuvre de Jean Royère et le pedigree des deux lots. Ceux-ci auraient été commandés dans les années 1930 par des membres de la famille Sfeir, Beyrouthins attachés à l’hôtel Capitole. La vendeuse initiale, apparentée à cette famille, aurait ainsi vendu à André Hayat les deux paires pour 100 000 euros. Selon la même vendeuse, des pièces identiques auraient été cédées à Jacques Lacoste. Au sein d’un ensemble mobilier cohérent, certains meubles devraient être adoubés et d’autres déclassés. Mais devant la cour d’appel, Jacques Lacoste rappelle avoir émis des réserves anciennes à la vendeuse initiale quant à la qualité du lot de meubles en sa possession. Ses doutes étaient postérieurement confirmés par d’autres experts et collectionneurs.
Stricte appréciation des œuvres
La décision, rendue le 25 janvier 2017, insiste sur la parfaite connaissance par Jacques Lacoste de toute la chaîne de transmission des meubles litigieux, et rappelle que l’appréciation donnée – qu’elle soit ou non fondée – est demeurée cohérente ; en outre, le refus d’y voir des meubles authentiques n’a jamais fluctué. La cour énonce ainsi que, contrairement aux affirmations de l’antiquaire et de sa société, ces derniers « ne sont jamais mis en cause quant à leur intégrité ou leur compétence dans les écrits de Jacques Lacoste » au dernier potentiel acquéreur sollicité. L’ensemble des réponses données à ce client commun correspond alors à « la stricte appréciation [par le spécialiste] des œuvres en cause, exprimée très antérieurement à la vente annulée, ses observations ne mettant en cause l’honnêteté ou la compétence de quiconque ».
Faute d’actes de dénigrement, la cour confirme la décision de première instance en rejetant l’intégralité des demandes. La constance de l’avis porté uniquement sur les qualités de meubles jugés litigieux a permis de faire barrage à toute mise en jeu de la responsabilité du spécialiste, lequel s’est prononcé à titre privé, soit spontanément, soit après avoir été sollicité par un acquéreur éventuel. La solution rendue par la cour d’appel permet d’assurer aux spécialistes, qu’ils soient pleinement acteurs du marché ou non, une liberté d’appréciation essentielle dont ils peuvent faire état auprès de tiers.
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Quand la parole d’un spécialiste fait échec à une vente
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Abonnez-vous dès 1 €Ce fauteuil d’enfant et ce grand fauteuil modèle «oeuf», faisant partie de deux paires, ont été attribués à Jean Royère et mis à l'encan le 19 décembre 2011. Le galeriste Jacques Lacoste avait contacté la maison de vente pour leur faire part de ses doutes quant à l'authenticité de ces deux paires de fauteuils. © Photo : OVV Millon, Paris.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°473 du 17 février 2017, avec le titre suivant : Quand la parole d’un spécialiste fait échec à une vente