Si aujourd’hui les œuvres présentes à la Biennale ne sont officiellement pas en vente, il n’en fut pas toujours ainsi. Récit d’une épopée qui retrace une histoire des goûts et des arts.
Le marché de l’art bat régulièrement de nouveaux records et semble couvrir le monde de l’art (en particulier contemporain) d’une ombre envahissante. Tout le monde de l’art ? Non, car une manifestation d’envergure semble résister encore aux assauts de ses légions : la Biennale de Venise, ce temple dédié aux expériences esthétiques novatrices, ouvert au public et fermé aux marchands.
Et pourtant la Biennale, qui ouvre ses portes en 1895, promet non seulement d’accueillir des artistes d’envergure, mais également de développer le tourisme, l’économie locale et… de créer un marché de l’art contemporain dans la Sérénissime ! Le gratin de la Belle Époque est donc invité à goûter aux délices de la perle de l’Adriatique, et à en profiter pour emporter une œuvre d’art en souvenir.
Une commission de 10 %
Tout n’est pas que « luxe, calme et volupté » dans ce décor parfait : certains tableaux font scandale et le clergé local pousse à la censure. Les organisateurs de la Biennale résistent : le tapage relayé par les journaux attire les foules. Une « dernière réunion » entre un Don Juan gisant dans son cercueil et quelques-unes de ses amantes dénudées obtiendra le premier prix du public, et sera acheté par une société anglo-américaine, la Venice Art and Co… Avant même que le tableau ne s’envole pour une tournée mondiale, il sera détruit dans un incendie.
La Biennale a donc été créée pour stimuler le marché ; ses organisateurs puisent dans leurs réseaux pour attirer le chaland, tandis que des offres spéciales combinant aller-retour en train et entrée à la Biennale se chargent d’ameuter la bourgeoisie européenne en quête de divertissement. Un bureau des ventes, incorporé à l’organigramme de la Biennale et situé au cœur du Pavillon principal, prendra environ 10 % de commission sur la vente des œuvres exposées… ceci est bien entendu négociable.
À l’époque, le goût des visiteurs penche plus pour Cottet que pour Monet, pour les sécessionnistes que pour Picasso, dont les organisateurs de la Biennale refusent encore d’accrocher les toiles en 1910 (sa première exposition personnelle à la Biennale aura lieu en 1948). On y « découvrira » les expositions personnelles de Cézanne en 1920, de Malevitch en 1924 et de Van Gogh en 1926. Rien d’étonnant, donc, à ce que les toiles de Monet exposées en 1903 n’aient pas trouvé preneur, malgré leur prix encore raisonnable.
Les musées et institutions publiques font leurs achats
Les grands bénéficiaires des ventes de la Biennale, et ce jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale, sont généralement les musées et les institutions publiques. En 1910 une « Judith » sensuelle de Gustave Klimt, acquise pour 10 000 lires, rejoint les collections du Musée international d’art moderne de Venise, Ca’ Pesaro ; en 1926, le Musée d’art moderne de Rome dépense environ 30 000 lires pour une toile de Maurice Utrillo et des gravures de Matisse et de Rops.
Si les années 1920 marquent une ouverture vers les avant-gardes européennes, ainsi que les arts premiers (bien que les ventes ne suivent pas toujours), les années 1930 sont affectées par la crise économique (et les ventes s’en ressentent nettement). Tandis que la Biennale devient pluridisciplinaire, on voit également poindre un repli nationaliste, exprimé entre autres manifestations par le mécénat institutionnel. Au début des années 1940, les plus gros acheteurs à Venise sont les ministères italiens, qui préfèrent le made in Italy et des œuvres aujourd’hui souvent reléguées dans les dépôts des musées.
Cependant, les années de guerre apportent également le plus gros changement dans l’organisation des ventes de la Biennale. En effet, un jeune et ambitieux galeriste milanais, Ettore Gian Ferrari, est appelé à la direction du bureau des ventes en 1942. Sa commission personnelle est de 2 % sur les ventes de la Biennale, et il réussit, en pleine guerre, à les augmenter de façon spectaculaire : 80 % des œuvres exposées sont vendues !
À l’exception de 1948, Ettore Gian Ferrari « devient » le bureau des ventes de la Biennale jusqu’en 1968. À Milan, le jeune galeriste promouvait un goût éclectique : Oscar Kokoschka (1938) ou Giorgio De Chirico (1951). Ce même éclectisme permet à Gian Ferrari de négocier les grands changements de la Biennale de l’après-guerre : l’introduction des expressionnistes abstraits américains en 1950, le pop art (1964), ou l’Arte povera (1968) par exemple. Maintenir les ventes n’est pas chose aisée (même avec une commission baissée à 0,5 %), car le goût du public ne suit pas toujours celui des avant-gardes ; pire encore, la proportion des œuvres qui ne sont pas à vendre augmente durant les vingt années de sa présence à la Biennale.
Les célébrités accourent
Les années d’après-guerre sont exceptionnelles. 1948, année phare de la Biennale, mêle rétrospectives et artistes contemporains, dont la collection privée de Peggy Guggenheim. Cette ouverture à l’internationale et le glamour de Venise attirent également les célébrités : le cinéaste Luchino Visconti achète une œuvre engagée de Renato Guttuso en 1948 pour 100 000 lires ; l’actrice américaine Shelley Winters vient y acheter une œuvre en 1964. Cette année-là, la Biennale fait « pop » et décerne son premier prix à Rauschenberg, au grand dam des Européens qui y voient un signe de la « colonisation culturelle américaine ». Plus qu’une colonisation culturelle, il s’agit de l’entrée en force des marchands d’art sur la scène de la Biennale, ici le fameux Leo Castelli. Cette présence des marchands s’accentuera avec le temps.
Ettore Gian Ferrari aurait sans doute pu diriger les ventes de la Biennale pendant plus longtemps… si elle ne s’était pas trouvée au cœur de la tempête créée par la crise de 1968. Aux cris de « la Biennale est fasciste », les salles d’exposition sont vidées, les peintures retournées face au mur en signe de protestation. Les étudiants manifestent sur la place Saint-Marc et scandent que la Biennale est aux mains des bourgeois ; pour preuve, elle contribue à la « marchandisation de l’art ». Il en va maintenant de la survie de la Biennale, qui choisit d’abolir les prix, et de fermer son bureau des ventes. Désormais, l’art exposé à Venise sera libre de toute vénalité. Cette édition marque donc une rupture symbolique dans son histoire. Symbolique certes, mais fictive. Si les années 1970 marquent une transformation institutionnelle et une reformulation de sa raison d’être, si le bureau des ventes est bel et bien fermé, le commerce n’en continue pas moins jusqu’en 1972. Les ventes montrent même une augmentation d’environ 30 % entre 1968 et 1972 ! Qu’achète-t-on donc à Venise dans ces années-là ? Plutôt des arts graphiques, incisions, collages et autres lithographies. Les collectionneurs sont encore au rendez-vous, telle Peggy Guggenheim qui jette son dévolu sur Pierre Alechinsky. L’année suivante, le nouvel organigramme de la Biennale est créé ; les marchands ont enfin été chassés du temple… du moins en apparence.
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Quand la Biennale de Venise vendait les œuvres exposées
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Les oeuvres de Robert Rauschenberg sont transportées par bateau vers les Giardini, pour être exposées à la Biennale de Venise, en 1964 © Ugo Mulas
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°491 du 15 décembre 2017, avec le titre suivant : Quand la Biennale de Venise vendait les œuvres exposées