Depuis la loi de 2006, l’incertitude règne sur la qualification juridique des fontes en bronze réalisées après le décès de l’artiste.
Une série de 74 plâtres attribués à Edgar Degas agite depuis 2005 experts et avocats de l’autre côté de l’Atlantique. Après le décès de l’artiste en 1917, près de 150 sculptures en cire et en argile, dont beaucoup s’avéraient fortement endommagées, furent retrouvées dans son atelier. Aucune d’entre elles, hormis la célèbre Petite Danseuse de 14 ans, n’avait jamais été exposée du vivant de Degas. Cependant, ses ayants droit firent réaliser des tirages en bronze par la fonderie Hébrard, à partir de moules créés entre 1917 et 1919, supervisés par Paul-Albert Bartholomé. Ces modèles en plâtre auraient ensuite été retrouvés à l’occasion du rachat d’une autre fonderie parisienne. La fonderie Valsuani réalisa alors en 2005 de nouveaux tirages en bronze, authentifiés deux ans après par les héritiers de Degas. Cependant, la communauté scientifique est aujourd’hui divisée sur la date de réalisation desdits plâtres, depuis un procès intenté aux États-Unis suite au non-paiement de nombreux exemplaires récemment fondus. Trois hypothèses s’opposent. Les plâtres auraient pu être créés durant la vie de Degas, juste après son décès ou encore après la Seconde Guerre mondiale, à l’occasion de la redécouverte par la famille Hébrard des cires originales. Si le contentieux a néanmoins été résolu par un accord entre les différentes parties, l’histoire des bronzes de Degas, exposés aujourd’hui dans de nombreux musées, illustre l’imbroglio qui règne sur les fontes posthumes.
Art matriciel, le processus de création des bronzes est dédoublé. La réalisation d’un modèle singulier par l’artiste permet une production de multiples par un artisan fondeur. Un modèle positif est créé avant l’élaboration d’un moule négatif dans lequel est habituellement coulé du bronze. Chaque tirage nécessite ainsi un moule spécifique, celui-ci étant brisé afin de libérer la statue fondue. Afin d’atteindre la fiction de l’unicité et de préserver l’intérêt de l’ensemble des acteurs du marché de l’art, une numérotation arbitraire, fruit d’un consensus, a été consacrée par le législateur. Aux huit exemplaires originaux numérotés en chiffres arabes, s’ajoutent ainsi quatre exemplaires d’artiste, numérotés en chiffres romains, conformément à l’article 98 A de l’annexe III du code général des impôts. Cette pratique a également cours dans l’État de New York, qui s’est doté en janvier 1991 d’une législation spécifique aux ventes de sculptures. Pour toute sculpture dont la valeur atteint au moins 1 500 dollars, de nombreuses informations doivent être indiquées, notamment le nom du fondeur, les dimensions de la sculpture, l’année de sa réalisation et l’existence d’un tirage limité. Ce dernier relève de la seule volonté de l’artiste et peut être également accompagné d’exemplaires réservés à l’artiste, les « Artist’s proof », habituellement compris entre 10 et 15 % du tirage initial et estampillés « AP ». En cas de non-respect de ces obligations, des peines tant civiles que pénales sont prévues. La même loi oblige également à indiquer la qualité de fonte posthume, à la différence de la France. En effet, le législateur national distingue uniquement deux cas de figure : l’exemplaire original et la reproduction, cette dernière correspondant à tout fac-similé, surmoulage, copie ou autre reproduction d’une œuvre d’art, à savoir les tirages supérieurs aux huit, voire douze, autorisés.
Les effets contradictoires de la loi d’août 2006
Cette classification est régulièrement rappelée par la jurisprudence. Un exemplaire réalisé autrement qu’à partir du « modèle en plâtre ou en terre cuite réalisé par le sculpteur personnellement », ne peut pas accéder au sésame de la mention « exemplaire original ». Dans l’affaire de La Vague de Camille Claudel, la cour d’appel de Versailles a ainsi retenu le 19 février dernier que la présentation de tirages comme étant des originaux, alors qu’il ne s’agit que de reproductions obtenues par surmoulage et dans un autre matériau constitue une atteinte à l’œuvre de l’esprit, car ils ne traduisent pas « l’intégralité de l’empreinte initialement donnée par l’artiste de sa personnalité ». Une identité de dimensions, de matériau et de qualité est nécessaire. Aux termes de deux affaires dites Rodin, la Cour de cassation avait alors cerné la notion de bronze original et étendu son application aux fontes posthumes. En effet, le tirage, en ce qu’il achève le modèle, revêtirait un caractère original et serait imprégné de la personnalité de l’artiste. Le tirage n’emporterait alors aucunement la nécessaire intervention ou contrôle de l’artiste pour être qualifié d’original. Cependant, la directive européenne de 2001 et la loi du 1er août 2006 sont venues fortement perturber la qualité d’original reconnue aux fontes posthumes. Si ces dispositions concernent néanmoins le seul droit de suite, leur extension à la rédaction des mentions accompagnant l’exécution et la vente de tirages en bronze s’imposerait. Ainsi, sont désormais considérées comme des œuvres originales les exemplaires qui ont été « exécutés en quantité limitée par l’artiste lui-même ou sous sa responsabilité ».
Toute réalisation posthume devrait alors pouvoir être qualifiée de reproduction et cela quelle que soit la qualité de l’exécution réalisée.
L’incertitude qui règne sur les fontes posthumes depuis 2006 persiste toujours. La cour d’appel de Paris s’en est récemment fait l’écho à propos de la volonté de la Fondation Giacometti de réaliser de nouveaux tirages, à laquelle s’opposaient les autres ayants droit de l’artiste. Dans un arrêt du 11 janvier 2013, la cour retient ainsi que « l’introduction de la loi du 1er août 2006 […] peut conduire à s’interroger sur le maintien de la qualification d’œuvres originales de ces œuvres posthumes ». En l’absence d’une nouvelle nomenclature, forgée par la jurisprudence ou imposée par le législateur, il conviendrait, par exemple, de se rapprocher de la législation new-yorkaise et d’indiquer sur ces tirages si particuliers la mention de leur qualité de bronzes posthumes, dont le tirage est limité et autorisé par l’artiste ou ses ayants droit.
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L’imbroglio des fontes posthumes
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Abonnez-vous dès 1 €Edgar Degas, Femme s'étirant, bronze, 37,3 cm, conçu entre 1882 et 1911, et fondu par la fonderie Hébrard après 1919, collection particulière. Photo D.R.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°412 du 25 avril 2014, avec le titre suivant : L’imbroglio des fontes posthumes