Nombreux sont les spécialistes des maisons de ventes à quitter leur employeur pour s’installer à leur propre compte. Une reconversion qui n’est pas sans risques.
Ces derniers mois, les départs de spécialistes se sont multipliés à un rythme frénétique chez Sotheby’s en raison du plan de départ imposé par le PDG Tad Smith. Si certains, comme Alex Rotter ou Cheyenne Westphal rejoignent une société rivale – Christie’s pour le premier, Phillips pour la seconde –, d’autres choisissent de lancer leur propre activité.
Ces velléités d’indépendance dans les rangs de spécialistes des grandes maisons de ventes, qu’elles soient volontaires ou imposées via des licenciements, ne sont pas nouvelles. Dès la fin des années 1980, des pionniers quittent ces sociétés pour s’installer à leur propre compte. C’est le cas de Marc Blondeau, alors dirigeant de Sotheby’s France, à une période où la maison de ventes connaît un tournant. « À cette époque, tout est devenu compartimenté. L’expert a dû devenir un manager. On attendait de lui qu’il fasse du chiffre d’affaires, qu’il couvre un prix de réserve. Il n’avait plus de rôle de conseil impartial, mais celui de servir les intérêts de la maison », dénonce-t-il. Éric Turquin, ancien directeur du département des tableaux anciens de la maison, parti à la même période, déplore lui aussi ce changement de rôle de l’expert. « Au départ, Sotheby’s était dirigé par un expert, Peter Wilson, puis petit à petit, des gestionnaires, des managers ont pris le pouvoir. C’est devenu pénible quand tous les mois, il fallait faire un business plan. Je perdais les trois quarts de mon temps à des fonctions de gestion et management », explique-t-il.
Plus de management, moins d’expertise
Pour Pierre-François Dayot, ancien spécialiste au département mobilier et objets d’art chez Sotheby’s Paris, le phénomène n’a fait que s’accentuer : « Les experts sont devenus des “super” commerciaux, ce qui n’a plus laissé de temps pour l’expertise. Les maisons sont focalisées sur le chiffre d’affaires, elles encouragent à sourcer les objets et à les vendre le mieux possible et considèrent que l’aspect technique est un peu secondaire », confirme le spécialiste. Le refus d’endosser toujours plus de fonctions de manager en évoluant dans la société a également été l’un des paramètres qui a motivé la démission de Thomas Seydoux, président du département art impressionniste et moderne de Christie’s jusqu’en 2012. Ce moment coïncidait également avec l’ascendant pris par l’art contemporain sur sa spécialité. « Quand le marché finit son développement naturel et se stabilise, il y a plus de ventes privées dans ce domaine », précise le conseiller.
Le rythme soutenu des ventes et la nécessité de remplir des catalogues plusieurs fois par an peuvent également pousser les candidats au départ. « Monter des ventes “exceptionnelles” tous les six mois est extrêmement difficile », confie Charles Wesley Hourdé, directeur des ventes au département Art africain chez Christie’s Paris jusqu’en juillet 2015. « Il y a une focalisation sur le fait de remplir les catalogues de ventes et une pression financière de la part de la maison pour en obtenir un certain chiffre d’affaires », regrette Nicolas Joly, ex-responsable du département des tableaux anciens chez Sotheby’s Paris. « Mon activité tendait à m’éloigner des objets qui me sont si chers. L’objet représente une valeur financière avant d’être une œuvre d’art, les conversations tournent le plus souvent autour de transactions et de pourcentages. Les maisons de ventes ne sont pas là pour présenter des pièces atypiques, à contre-courant, ou sous-estimées, mais au contraire pour vendre au plus offrant des œuvres à la mode », déplore aussi Charles Wesley Hourdé.
Ce sont parfois les décisions stratégiques des maisons qui poussent les experts à voler de leurs propres ailes. Nancy Druckman, ex-responsable du département de folk art américain chez Sotheby’s, partie en février dernier après 43 ans de maison explique ainsi : « Il y a eu un virage lorsque Dan Loeb a pris le pouvoir. Il y a eu une diminution des moyens apportés aux arts décoratifs au profit d’autres disciplines. Il fallait faire toujours plus avec toujours moins. »
Des services sur-mesure
Aujourd’hui indépendants, ces spécialistes exercent des missions à géométrie variable. Certains se concentrent sur l’expertise, à l’instar d’Éric Turquin, qui y consacre 90 % de son temps. Le schéma est le même pour Pierre-François Dayot, qui ne pratique aucun acte de commerce. D’autres optent pour la profession de marchand, comme Charles Hourdé, qui se tourne vers ce qui était son premier métier. En sus des missions de conseil en achat et vente, la plupart de ces indépendants développent toute une palette de services. « Nous proposons un service global : valeur des assurances, prêts pour les expositions, livres de référence, ventes privées, transport assurance, inventaire, gestion de collection », détaille Thomas Seydoux. C’est ainsi une tout autre relation avec les collectionneurs qui s’instaure. « C’est plus gratifiant en termes de relations avec les clients. Nous pouvons proposer des services sur-mesure », poursuit le conseiller. Tous mettent en avant l’impartialité dont leurs clients peuvent désormais bénéficier. « La vraie loyauté d’un expert d’une maison de ventes, c’est envers la société qui le rémunère. Quand j’étais chez Sotheby’s, le conseil était toujours le même : la meilleure vente, c’est la prochaine. Ceci n’est pas acceptable. Maintenant, ma loyauté est vis-à-vis de mes clients », explique Éric Turquin. « Avant, le but était d’obtenir la pièce pour la présenter dans la vente aux enchères. Désormais, je peux choisir ce qui sera la meilleure option pour mes clients », indique Nancy Druckman. Dans ses nouvelles fonctions, chacun loue la liberté dont il bénéficie. Charles Hourdé se réjouit de la possibilité de gérer son temps librement et de « travailler avec des objets et des clients qu’il sélectionne et ne pas avoir de compte à rendre à la hiérarchie ». Thomas Seydoux vante ce nouveau rapport au temps : « c’est un facteur utile, je peux prendre le temps d’analyser les situations et de décider », confie-t-il. Enfin, les affaires remportées sont à créditer à l’expert, et non plus à la maison, un bon point pour l’ego. « Vos succès sont vos succès », se réjouit Pierre-François Dayot.
Libre, mais plus fragile
Le revers de la médaille est de ne plus bénéficier de toutes les fonctions de support intégrées à la maison de ventes : juridique, transport, marketing, presse, graphisme, photographie…, et ne plus avoir le même poids médiatique. « Avec la carte de visite d’une grande société, toutes les portes s’ouvrent mais après, c’est vous qui devez les ouvrir tout seul. Quand j’ai quitté Sotheby’s, mon téléphone ne sonnait pas. Il m’a fallu au moins deux ans pour me faire mon réseau de clients », raconte Éric Turquin. « L’indépendance se paie, on voit beaucoup moins de choses et il faut savoir s’adapter car le goût des clients change », ajoute Nicolas Joly. Enfin, « nous avons une responsabilité plus étendue », ajoute Thomas Seydoux.
Quid des revenus ? Évidemment, ils sont moins réguliers et tributaires de l’état du marché. « Il y a le risque de ne pas faire d’affaires pendant un certain temps », répond Charles Wesley Hourdé. « Quand le marché est difficile, la rémunération peut être plus basse, mais si vous faites une ou deux grosses affaires, elle peut être plus importante que lorsque vous êtes salarié », signale Nicolas Joly.
À l’échelle mondiale, le contexte actuel de réajustement des prix et la baisse du recours à des montages financiers complexes a tendance à favoriser les transactions privées et donc ces experts indépendants. « Le système des garanties a décrédibilisé les maisons de ventes. Ce n’est pas encore un vrai mouvement de foule, mais une partie des clients commence à venir vers ces professionnels pour avoir ce climat de confiance », indique Marc Blondeau. Thomas Seydoux constate quant à lui un regain d’activité : « Étant donné les résultats incertains et le manque d’œuvres, certains clients préfèrent s’assurer d’un prix en vente privée », confie-t-il.
Si ces reconversions se multiplient et si beaucoup s’implantent durablement, d’autres ont vite réintégré une grande structure. C’est le cas de Thomas Bompard : directeur du département d’art impressionniste et moderne chez Sotheby’s Paris, il avait quitté la société en décembre 2014 pour ouvrir la galerie Gradiva, mais, victime des déboires de son principal financier Yves Bouvier, il a rejoint Sotheby’s Londres en septembre dernier. De même, Amy Cappellazzo, qui était partie de Christie’s en 2013 pour lancer son cabinet, vient d’être recrutée par Sotheby’s.
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Les spécialistes des maisons de ventes goûtent à l’indépendance
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Charles-Wesley Hourdé. Photo D.R.
Nancy Druckman. © Nancy-Druckman-art.
Marc Blondeau. © CNW Group/Place des arts.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°460 du 24 juin 2016, avec le titre suivant : Les spécialistes des maisons de ventes goûtent à l’indépendance