Art contemporain

CRÉATION

Les bijoux d’artistes, un marché de niche cependant très actif

Par Anne-Cécile Sanchez · Le Journal des Arts

Le 4 septembre 2024 - 1075 mots

Appréciées pour leur portabilité et collectionnées pour leur signature autant que leur valeur esthétique, ces mini-œuvres ont un vrai marché.

Impossible de ne pas remarquer, en discutant avec Jean-Luc Moulène, la bague imposante qui enserre le majeur de sa main droite. On est cependant étonné d’apprendre que l’artiste est l’auteur de ce bijou, moulé sur sa phalange (d’où son nom, « Os »), édité en version or et argent par la galerie MiniMasterpiece. « Nous avons mené cette collaboration au moment de son exposition au Centre Pompidou (octobre 2016 - février 2017), relate Esther de Beaucé, fondatrice de la galerie. On aurait pu penser que le bijou est très loin de l’univers de cet artiste cérébral. Jean-Luc Moulène s’est pourtant pris au jeu, au point que nous en avons produit un second, en 2018 : le collier pendentif “NousDeux”, réédité en 2023 dans un nouveau matériau. »

D’André Derain à Louise Bourgeois, de Man Ray à Jenny Holzer, en passant par Calder, Niki de Saint Phalle, Damien Hirst, Wim Delvoye, Frank Stella, Anish Kapoor… (la liste complète serait trop longue), le bijou s’apparente à un jardin secret des artistes. L’histoire de l’art date son origine au début du XXe siècle : on parle alors d’accessoires confectionnés à la main, « bricolés » pour des proches ou des collectionneurs avec lesquels les artistes entretiennent des liens privilégiés. Dora Maar immortalisa en les photographiant les colifichets de bouts de ficelle que lui confectionnait Picasso. La collectionneuse Diane Venet (par ailleurs mère d’Esther de Beaucé), dont la collection, exposée en 2018 au Musée des Arts décoratifs, fait référence, raconte pour sa part la révélation que constitua l’anneau improvisé par son époux, Bernar Venet. « Ma passion pour le bijou d’art est née le jour où Bernar s’est amusé à enrouler autour de mon annulaire gauche une fine baguette d’argent pour en faire une alliance... »

Si les plasticiens font ensuite appel aux orfèvres pour réaliser ces œuvres à porter, leurs pendentifs, boucles d’oreilles, bracelets et autres boutons de manchette ne relèvent pas pour autant de la haute joaillerie, car les pierres précieuses n’interviennent que rarement dans leur composition. Ces créations ne peuvent cependant pas non plus être assimilées au domaine du bijou fantaisie, et on les voit rarement exposées dans les musées. Inclassable et confidentiel, il semble que le bijou d’artiste soit par ailleurs le domaine réservé d’une poignée d’amateurs. Le signe distinctif aussi, d’une certaine élégance, telle la broche Ginko de Claude Lalanne à la boutonnière de Simone Veil.

« Nous sommes très peu nombreux dans cette spécialité dont Artcurial a été l’un des éditeurs majeurs de la seconde moitié du XXe siècle, relève Pierre-Alain Challier, ex-directeur artistique de la maison de vente parisienne et fondateur de la galerie Pacea,un étage, précise-t-il, est consacré en permanence aux bijoux d’artistes, de Giacomo Balla, Cocteau et Sonia Delaunay jusqu’aux nouvelles créations comme celle du peintre et sculpteur Stéphane Erouane Dumas, et aux projets en cours, notamment avec Eva Jospin. » Parmi les premières galeries à éditer et diffuser des sculptures portables en modèle réduit, la Louisa Guinness Gallery, ouverte à Londres en 2003, considère ces pièces éditées en petite série comme des œuvres d’art à part entière, « hautement collectionnables ».

« Ce sont des amoureux des bijoux et des amateurs d’art qui franchissent le seuil de ma galerie », constate Esther de Beaucé dont la clientèle est essentiellement européenne, avec une prédominance de Français, mais aussi de nombreux Belges et Allemands. Tandis qu’une nouvelle génération de marchands reprend le flambeau – Lou Woolworth a par exemple repris à Paris la galerie Isabelle Subra Woolworth, héritée de sa mère et créée par sa grand-mère Jacqueline Subra –, ce marché de niche pourrait bien, en rajeunissant, s’élargir. La galerie MiniMasterpiece revient ainsi à l’automne prochain parmi les exposants de Design Miami, en off d’Art Basel Paris. Ce sera sa deuxième participation à ce Salon, après un premier essai peu concluant en 2014 (à Miami). Elle y présentera sous vitrines des boucles d’oreilles dessinées par Lee Ufan, en or brossé et diamant brut noir, des parures inédites de Sophie Varry en or et en ébène, et en avant-première de son exposition, en novembre à sa galerie, le fruit d’une nouvelle collaboration avec Wang Keping.

Chaque bijou a son histoire

Les motivations qui poussent un artiste à créer un bijou sont multiples. « Ils s’inscrivent dans une histoire qui les a précédés, estime Esther de Beaucé. Et pour eux, il s’agit à la fois d’une récréation et d’un défi. » Si pour nombre d’entre eux, ces collaborations ponctuelles n’entrent pas en concurrence avec leurs galeries principales, c’est aussi que les enseignes qui éditent des bijoux ont développé des réseaux et des compétences spécifiques. « Nos bijoux sont fabriqués à la main par les meilleurs artisans du célèbre quartier londonien de Hatton Garden », détaille ainsi la Louisa Guinness Gallery. « Pour ma part, dit Esther de Beaucé, je contacte les artistes parce que j’imagine ce que leur travail pourrait donner à l’échelle du corps. Le bijou ne doit pas se réduire à une reproduction en miniature d’une œuvre, tout en étant identifiable. Chaque création passe donc par un dialogue. » C’est un juste équilibre à trouver, entre l’éditeur, l’artiste et l’orfèvre, qui discutent ensemble des questions esthétiques et techniques… « Un artiste travaille avec un orfèvre comme il peut le faire avec un fondeur », observe encore Esther de Beaucé.

Quant au prix, il est déterminé par les coûts de production, mais aussi par la rareté, la côte de l’artiste… (à partir de 1 500 €, et jusqu’à 38 000 € pour un collier en argent et laque de Joana Vasconcelos à la galerie MiniMasterpiece). «À l’instar de toutes les œuvres d’art, les bijoux traversent le temps, assure Pierre-Alain Challier, et ils sont susceptibles de prendre de la valeur. Un collier de Claude Lalanne, qui se vendait 2 000 €, il y a dix ans, coûte aujourd’hui dix fois plus. »« Et si les bijoux d’artiste sont taxés à 20 %, car ils ne sont pas considérés comme des œuvres d’art du fait de leur portabilité, ils peuvent cependant s’exposer, à l’instar de petites sculptures : la première, et la seule, galerie entièrement consacrée aux bijoux d’artistes en Italie, Babs Art Gallery à Milan, préconise plutôt qu’une “boîte à bijoux” classique, une ”boîte d’exposition” afin, explique Barbara Lo Bianco, la fondatrice, que vous puissiez accrocher vos bijoux comme vous le feriez avec d’autres œuvres d’art, si ce n’est que lorsque vous sortez, vous pouvez les prendre et les porter ! »

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°638 du 6 septembre 2024, avec le titre suivant : Les bijoux d’artistes, un marché de niche cependant très actif

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