Mal connues du grand public, les tapisseries sont pourtant appréciées par de nombreux amateurs, tant pour leur valeur artistique propre que pour leur aspect décoratif. Elles font toutefois rarement l’objet de collections et connaissent un succès plus important à l’étranger qu’en France. Le prix des pièces dépend de leur décor, de leur état de conservation, de leur ancienneté et de leur origine. Et les tapisseries en vogue, principalement celles des XVIIe et XVIIIe siècles, ne sont pas forcément les plus chères. Quant aux contemporaines, tissées à moins de huit exemplaires pour obtenir le statut d’œuvre originale, leurs prix se fixent selon des modalités différentes qui intègrent à la fois le coût de fabrication, leurs qualités plastiques et la notoriété de l’artiste. Nous avons demandé à un certain nombre de spécialistes français de dresser pour nous une typologie des acheteurs et de nous parler de l’évolution des goûts en la matière.
"Une tapisserie est un mur textile qui doit s’harmoniser avec les autres éléments décoratifs". Selon l’antiquaire parisien Dominique Chevalier, elle concerne donc "essentiellement des amateurs soucieux de meubler leur demeure dans un esprit français". Elle intéresse principalement “des personnes sensibles au charme des antiquités des XVIIe ou XVIIIe siècles", ajoute Didier Marien, propriétaire de la galerie Boccara, au Louvre des antiquaires. Avis que partage Gérard Hadjer : "Neuf acheteurs sur dix sont des particuliers qui cherchent à embellir leur demeure"; Bien qu’objet d’art, la tapisserie est surtout un élément de décoration. Elle s’adresse plus à des amateurs qu’à des collectionneurs proprement dit. Ce que résume Bernard Blondeel, antiquaire spécialisé en tapisseries des XVe et XVIe siècles : “Un amateur de tapisseries, comme pour toute œuvre d’art, ne se laissera séduire par une pièce qu’à un moment bien précis de son existence”. Et cet effet “coup de foudre”, comme le nomme Didier Marien, concerne plutôt des œuvres anciennes. Les acheteurs d’œuvres contemporaines, explique Jean-Louis Inard, sont éventuellement plus sensibles aux qualités plastiques et à leur propre rapport avec l’artiste. Ce galeriste spécialisé en tapisseries modernes rejoint cependant ses confrères en reconnaissant que la plupart de ses clients sont "des amateurs, qui cherchent à marier une tapisserie avec un mobilier dans un espace précis”. Bernard Blondeel reconnaît qu’il existe peu de collectionneurs dans ce domaine. "Mais seules les pièces dites de haute Époque les attirent alors". Ce que confirme Didier Marien, en avouant n’avoir cédé aux quelques vrais collectionneurs qui fréquentent sa galerie que des tentures gothiques ou du XVIe siècle. Et Gérard Hadjer de surenchérir : "Les gothiques n’intéressent que de rares collectionneurs, souvent italiens". Mais qu’il s’agisse de collectionneurs ou d’amateurs attirés par la fonction décorative de la tapisserie, pour Dominique Chevalier, les acheteurs sont généralement "des gens installés, donc âgés de plus de quarante ans et capables, comme aux États-Unis, de faire appel à des décorateurs professionnels qui apprécient le rôle d’une tapisserie dans un intérieur".
Une véritable géographie du goût
L’importance des amateurs étrangers est en effet une autre des caractéristiques de ce marché. Selon Didier Marien, qui estime pourtant avoir une importante clientèle parisienne et provinciale, "près des trois quarts des œuvres vendues sont destinées à l’exportation". Gérard Hadjer regrette d’ailleurs que "les Français n’aient pas encore suffisamment pris conscience de l’intérêt de la tapisserie comme élément majeur de décoration". Les goûts diffèrent d’un pays à l’autre. “Les Américains apprécient plus les scènes de genre du XVIIIe siècle, comme les Libanais, qui recherchent également des verdures du XVIIe siècle, alors que les Sud-Américains sont davantage attirés par des pièces de haute Époque”, constate Dominique Chevalier. Avant d’ajouter : "Les amateurs originaires des Émirats sont le plus souvent conseillés par des décorateurs qui doivent respecter les principes coraniques interdisant toute représentation animale ou humaine et poussent leurs clients vers des tapisseries du XVIe ou du XIXe siècle". Quant aux Européens, quoique nettement moins nombreux, ils sont essentiellement français, belges et hollandais. D’après Jean-Louis Inard, les amateurs de pièces modernes "sont issus de toutes les classes sociales, dans la mesure où la tapisserie est un art qui fait d’abord appel à la perception de la matière et ne nécessite pas forcément les connaissances qu’exigerait la peinture". Ils se caractérisent également par "le souci permanent d’acquérir une tapisserie qui plaise à leurs enfant et à leurs petits-enfants", souligne Robert Four. Pour les amateurs d’œuvres anciennes, le goût français s’oppose à celui des Flandres. Les acheteurs hexagonaux sont davantage attirés par des pièces tissés entre 1660 et 1720, lorsque la manufacture des Gobelins a connu son heure de gloire, sous le règne de Louis XIV. Les autres, selon Gérard Hadjer, "recherchent plus des tapisseries flamandes du XVIe siècle avec des scènes allégoriques". En clair, des œuvres tissées par les manufactures des Flandres – Bruxelles, Bruges, Tournai, Enghien, Audenarde –, dont le déclin a commencé au XVIIe siècle. Mais les amateurs ne s’attachent pas tant à une manufacture en particulier qu’aux sujets des tentures. Et l’intérêt qu’ils suscitent n’est plus le même qu’auparavant. Car même si Dominique Chevalier considère que "l’effet de mode n’est pas primordial dans la tapisserie", les goûts évoluent au fil du temps. Ainsi, Didier Marien considère qu’aujourd’hui, "les tapisseries représentant des scènes mythologiques, religieuses ou de bataille ont plutôt cédé la place aux compositions pastorales et champêtres", en raison de leur plus grande facilité à s’intégrer dans un cadre décoratif. Ce changement de genre est lié à l’évolution du goût décoratif. "Les tapisseries un peu rustiques, fabriquées par des manufactures provinciales, ont ainsi cédé la place aux grandes verdures du XVIIe ou XVIIIe siècle", confirme encore Bernard Blondeel.
Des prix et des formats
La tapisserie ne fait cependant l’objet d’aucune spéculation. “Aucun achat d’œuvre contemporaine n’est effectué dans un but de placement”, affirme Robert Four, ce que tend à prouver la faible évolution du prix des pièces anciennes. “En dix ans, la valeur nominale d’une tapisserie a seulement doublé”, explique Bernard Blondeel. Point de vue que partagent les autres antiquaires. Dominique Chevalier estime que “seules les tapisseries tissées par des manufactures longtemps sous-évaluées ont vu leur prix fortement augmenter”. Et si tous s’accordent à reconnaître que l’origine, l’époque, la taille, le décor et le sujet sont les critères déterminants pour évaluer une pièce, les avis divergent en revanche quant à la hiérarchie de leur appréciation. Privilégiant leur aspect décoratif, Bernard Blondeel considère par exemple que “plus les tapisseries sont petites, plus elles sont chères proportionnellement. À condition toutefois que leur sujet soit agréable”, précise-t-il aussitôt. Ce que confirme Gérard Hadjer, pour qui une tapisserie du XVIIIe siècle, avec des couleurs fraîches et de beaux contrastes, a beaucoup plus de succès qu’une œuvre gothique. Quant à Dominique Chevalier, il estime qu’”une belle tapisserie de n’importe quelle époque trouvera toujours preneur, à condition que ne se pose pas un problème de dimensions”. Une pièce se vendra d’autant plus facilement qu’elle fera moins de trois mètres de haut, en raison de la taille des habitations actuelles. Pour la même raison, un fragment de grande qualité peut se négocier à un prix élevé, toutes proportions gardées, s’il est “tissé à partir de riches textiles et possède des coloris exceptionnels”.
Restaurer ou pas
Quant aux restaurations, bien qu’elles déprécient le plus souvent une tapisserie, elles sont généralement bien acceptées. Avec cependant des variantes selon l’ancienneté de la pièce. “Seules les œuvres des XVe et XVIe siècles peuvent être restaurées sans que leur prix ne s’en trouve modifié”, explique Bernard Blondeel, ajoutant qu’”un marchand peut toujours s’arroger le droit de reconstituer ou de retisser la partie abîmée d’une tapisserie”. D’autant que, selon Gérard Hadjer, “une tapisserie possédant des couleurs fraîches peut se vendre trois fois plus cher qu’une pièce fanée”. Seule condition, les restaurations ne doivent pas dépasser un seuil raisonnable, que les marchands se refusent à fixer de façon systématique. Le problème réside dans la capacité d’appréciation de l’état d’une tapisserie par les amateurs. Aussi Bernard Blondeel regrette-t-il que les catalogues de ventes publiques ne décrivent pas précisément l’état des œuvres mises aux enchères. “Les acquéreurs potentiels ne disposent le plus souvent que de photographies pour apprécier les tentures, alors qu’il faut toujours juger sur pièce une tapisserie avant de l’acheter, pour savoir si elle est saine ou non.?Cette distinction fondamentale explique la différence de prix avec les pièces proposées par les galeries”. Quant aux tapisseries de style, tissées au XIXe et au XXe siècles d’après des cartons anciens, Dominique Chevalier considère qu’”il n’y a pas besoin d’être expert pour s’apercevoir de la différence de qualité avec des pièces tissées à partir de cartons de la même époque”.?Il n’en va évidemment pas de même pour les tapisseries du XIXe siècle, “inspirées des cartons de William Morris ou des autres préraphaélites et justement appréciées des décorateurs travaillant aux États-Unis”. Ce sont des originaux et non des copies, tout comme les tapisseries contemporaines. Ainsi que le rappelle Jean-Louis Inard, “les œuvres contemporaines sont tissées dans un but de création”. C’est pourquoi, conformément aux exigences du Code des impôts, chaque pièce, pour se voir reconnaître le statut d’œuvre originale, doit être créée à moins de huit exemplaires. Encore doit-elle être systématiquement accompagnée d’un bolduc certifiant son authenticité. Quant à son prix de vente, il se calcule différemment de celui d’une tenture ancienne. Il dépendra en effet du tissage, correspondant au coût de production, et de la notoriété de l’artiste, qui perçoit à chaque cession des droits d’auteurs, comme pour toute création contemporaine. Enfin, ultime différence, le prix augmentera avec la taille, puisqu’une tapisserie contemporaine se vend au mètre carré. Seule dérogation à cette règle : les tapisseries de certains artistes comme Picasso, qui ont limité la reproduction de chaque carton à trois exemplaires et dont les œuvres sont alors vendues à un prix beaucoup plus élevé, échappant aux critères de base.
Une gamme de prix très étendue
Alors que les tapisseries tissées au XXe siècle se négocient généralement au mètre carré, entre 40 000 et 50 000 francs, le prix des œuvres anciennes varie excessivement d’une pièce à l’autre. Les spécialistes s’accordent toutefois à reconnaître qu’une grille de prix peut être définie. Ainsi, pour une tenture en bon état, comme une verdure d’Aubusson du XVIIIe siècle, il faut compter entre 100 000 et 250 000 francs ; pour une œuvre intéressante, telle qu’une scène de chasse XVIIe siècle de la manufacture de Beauvais, les prix peuvent s’échelonner de 250 000 à 400 000 francs, et jusqu’à 800 000 francs pour une pièce de qualité muséale, comme une tapisserie de Bruxelles du XVIe siècle. Enfin, certaines œuvres exceptionnelles, telles les "Millefleurs" de Bruges ou des tapisseries gothiques, peuvent se vendre entre deux et cinq millions de francs.
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Le marché de la tapisserie : le goût des amateurs
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°46 du 24 octobre 1997, avec le titre suivant : Le marché de la tapisserie : le goût des amateurs