Courtauld, Thannhauser, Bührle, Hansen : ces grandes fortunes du XXe siècle ont mis leur passion et leurs richesses au service de la constitution de grandes collections.
C’est un paradoxe, et ce n’est d’ailleurs pas le seul dans la formidable aventure de la Collection Courtauld. Cette inestimable réunion d’œuvres d’art doit en effet son existence à un tissu fort modeste – cheap diront certains : la viscose. Car c’est grâce au développement du commerce de ce succédané synthétique de la soie que les industries Courtauld ont accumulé une immense fortune. Samuel Courtauld (1876-1947), dont l’action a été décisive dans cette success-story, est cependant un entrepreneur atypique. Ce capitaine d’industrie, qui a propulsé son entreprise au firmament du capitalisme, nourrit contre toute attente des idées sociétales alternatives. L’industriel britannique est ainsi très proche des membres du Bloomsbury Group qui fustige le matérialisme de la vie moderne, et il compte parmi ses amis l’économiste John Keynes et le critique d’art Roger Fry. Par ailleurs, il passe une partie de son temps libre à écrire des poèmes ; bref, pas franchement l’archétype du grand patron capitaliste. « La personnalité de Samuel Courtauld peut sembler paradoxale, car c’est un capitaine d’industrie très prospère avec une conception profondément humaniste et prônant un nouveau type de société, remarque Ernst Vegelin Van Claerbergen, responsable de la Courtauld Gallery. Pour lui, l’art est d’ailleurs un des remèdes aux excès du matérialisme. »
En 1901, Samuel et son épouse Elizabeth sont littéralement transcendés par la dimension spirituelle de l’art. Durant sa lune de miel, le couple visite Florence et la rencontre avec les maîtres anciens et l’aura de leur peinture est une véritable révélation. « L’art est universel et éternel ; il relie les hommes entre eux, au-delà des époques. Il dépasse les divisions et unit les hommes dans une quête vivante et universelle, désintéressée », note Samuel Courtauld dans une lettre. Malgré cette épiphanie, il faut attendre deux décennies pour que le couple démarre sa collection. Le déclic se produit en visitant deux expositions d’art contemporain : en 1917 le fonds de peintures impressionnistes légué par sir Hugh Lane à la nation et, en 1922, une manifestation regroupant la crème des œuvres modernes en mains privées. L’année suivante, les époux se lancent à corps perdu dans la constitution d’une des plus prestigieuses collections d’art moderne. Une aventure fulgurante puisque la majorité des œuvres sont acquises entre 1923 et 1929 !
En un temps record, les Courtauld amassent une quantité stupéfiante de chefs-d’œuvre, judicieusement conseillés par Percy Moore Turner, le directeur de l’Independent Gallery. Ce dernier leur permet de réussir des coups d’anthologie, comme l’acquisition pour une somme colossale de deux icônes : La Loge de Renoir et Un bar au Folies Bergère de Manet. Turner les aide également à décrocher un tableau crucial : Une baignade à Asnières de Seurat. Une acquisition d’autant plus remarquable qu’elle n’est pas destinée au couple mais au domaine public. Parallèlement à leur collection, les Courtauld mettent en effet en place un fonds de dotation pour les collections nationales. Une initiative qui contribuera largement à faire évoluer le goût des Anglais pour l’art moderne français jusqu’alors boudé outre-Manche. Cet outil fort généreux fait entrer vingt-deux pièces, dont des tableaux aussi incontournables que Les Tournesols de Van Gogh. Philanthrope, le couple se veut en outre mécène puisqu’il fonde avec l’aide de Keynes la London Artists’ Association, un organisme caritatif soutenant les jeunes peintres et sculpteurs.
Si l’histoire a surtout retenu le nom de Samuel, cette aventure est en réalité une affaire de couple. « Son épouse a joué un rôle très important dans la constitution de la collection, d’ailleurs Samuel a pratiquement cessé ses acquisitions après le décès d’Elizabeth en 1931 », rappelle Ernst Vegelin Van Claerbergen. « De plus, ils n’achetaient que des œuvres qui leur plaisaient à tous les deux, car ils vivaient au milieu de la collection ; même si, dès le début, ils avaient le projet de partager ce trésor avec le plus grand nombre. » L’année qui suit la disparition de son épouse, Samuel prend ainsi une décision radicale : il crée un lieu inédit consacré à l’enseignement de l’histoire de l’art, le Courtauld Institute of Art. Pour ne pas cloisonner l’apprentissage et le contact avec les œuvres, il fait don à l’institut de soixante-quatorze œuvres ; le reste de sa collection sera légué à l’établissement après sa mort.
Si rien ne prédisposait les Courtauld à constituer l’une des plus fabuleuses collections du XXe siècle, la trajectoire de Justin Thannhauser (1892-1976) semblait, elle, en revanche, toute tracée. Il est en effet le fils d’Heinrich Thannhauser, fondateur de la Moderne Galerie à Munich, une institution qui a largement popularisé le postimpressionnisme en Allemagne. Enfant de la balle, Justin reprend le flambeau et assiste son père dans la gestion de la galerie, tout en se bâtissant une solide culture, en étudiant entre autres auprès de Bergson et de Wölfflin. Au sein de l’entreprise familiale, Justin imprime rapidement sa marque avec des expositions défricheuses consacrées à l’avant-garde la plus engagée. C’est d’ailleurs dans sa galerie que se rencontrent deux géants de l’époque : Marc et Kandinsky en 1911 et que voit le jour le groupe expressionniste du Cavalier bleu.
Le marchand, qui n’a pas froid aux yeux, a aussi le nez creux puisqu’il organise, à 21 ans seulement, la toute première rétrospective d’un certain Pablo Picasso. Une manifestation cruciale qui le lie d’amitié avec le démiurge espagnol. Les audaces du pionnier s’avèrent payantes car, au sortir de la Grande Guerre, la galerie ouvre des succursales à Lucerne et à Berlin. La montée du nazisme a hélas raison de la prospérité de l’entreprise. En 1937, son engagement auprès de l’avant-garde, ostracisée par le régime, et l’antisémitisme croissant le forcent à l’exil. Avec sa famille et sa collection, il s’installe à Paris où il ouvre une nouvelle galerie. Mais l’accalmie est très brève et Thannhauser est contraint d’émigrer aux États-Unis pendant l’Occupation.
Les œuvres qu’il laisse derrière lui sont alors saisies. Arrivé à New York, et devant pratiquement tout recommencer à zéro, Thannhauser reprend ses activités de marchand. Mais, trop éprouvé par ces terribles événements, il refuse d’ouvrir une nouvelle enseigne. Parallèlement, il rebâtit patiemment une collection particulière riche en fleurons modernes. « Elle représente toute ma vie », dira cet homme à la destinée épique, qui a joué un rôle moteur dans la diffusion des avant-gardes et qui a subi une série de drames personnels. Sans successeur après le décès de ses fils, il décide d’entretenir la mémoire de l’engagement sans faille de sa famille auprès des artistes à travers un legs exceptionnel. Soixante-quinze œuvres signées Picasso, Gauguin, Pissarro et Cézanne entrent ainsi au Musée Guggenheim, dans une aile portant le nom de leur donateur qui perpétue le souvenir d’un engagement exemplaire et visionnaire.
À côté des philanthropes honorés, d’autres noms de grands collectionneurs suscitent davantage de réserve, tel celui d’Emil Bührle (1890-1956). La réputation de sa prodigieuse collection, débutée dans l’entre-deux-guerres, est en effet entachée par le soupçon sur les conditions dans lesquelles ce fonds a été constitué. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, treize œuvres spoliées furent ainsi identifiées dans sa collection. « Bührle restitua immédiatement les tableaux qui se trouvaient chez lui à Paul Rosenberg, à Alexandrine de Rothschild et aux héritiers d’Alphonse Kann », rappelle Lukas Gloor, directeur de la Collection Bührle, qui documente depuis des années ce fonds afin de faire toute la lumière sur son histoire. « Aussitôt après, il fit à leurs légitimes propriétaires la proposition de leur racheter ces œuvres et neuf des tableaux rentrèrent ainsi en sa possession. »
Par ailleurs, Bührle intenta un procès au marchand qui lui avait vendu des biens mal acquis, procès qu’il remporta, la justice estimant l’acheteur de bonne foi. Contrairement à la vision caricaturale qui en est parfois présentée, la trajectoire de Bührle est en effet complexe et se confond avec l’histoire européenne et celle du marché de l’art moderne. Sa fascination pour l’impressionnisme, qui a éclos en 1913 alors qu’il était un jeune historien de l’art, est par exemple absolument emblématique des collectionneurs de son temps. Une passion inextinguible qui l’a conduit à créer une collection mirifique comptant parmi les plus riches en mains privées. Un fonds que ses descendants ont, quant à eux, choisi de partager avec le plus grand nombre.
Les chefs-d’œuvre de Courtauld à la fondation Vuitton
Cela faisait plus de soixante ans que les pépites de la Courtauld Gallery n’avaient pas voyagé en France. À la faveur de la fermeture de l’établissement pour travaux, la Fondation Louis Vuitton rassemble cent dix pièces de cette mythique collection dans une exposition efficace et réjouissante. C’est bien simple, chacune des salles est émaillée d’œuvres majeures ayant durablement marqué le cours de l’histoire de l’art comme La Loge de Renoir, Les Joueurs de cartes de Cézanne, l’Autoportrait à l’oreille bandée de Van Gogh, sans oublier le célébrissime Un bar aux Folies Bergère de Manet. Cerise sur le gâteau, sont également présentés quelques tableaux acquis par Samuel Courtauld pour des institutions publiques comme La Gare Saint-Lazare de Monet, rendant ainsi hommage à son action de philanthrope.
Isabelle Manca
« La collection Courtauld : le parti de l’impressionnisme »,
jusqu’au 17 juin 2019. Fondation Louis Vuitton, 8, avenue du Mahatma-Gandhi, Bois de Boulogne, Paris-16e. De 10 h à 20 h, jusqu’à 21h le vendredi, fermé le mardi. Tarifs : 16 et 5 €. Commissaires : Suzanne Pagé, Angéline Scherf et Dr Karen Serres. www.fondationlouisvuitton.fr
C’est une première et certainement aussi une dernière ! Pour la première fois, un ensemble significatif de la collection Emil Bührle est présenté en France, avant son emménagement définitif dans la future extension du Kunsthaus de Zurich. Autant dire qu’une fois ces trésors installés, le musée suisse ne les fera plus voyager à travers le monde tant cette célèbre collection a de quoi attirer un large public. Centré sur l’art moderne français. Ce fonds rassemble en effet les plus grands noms de l’impressionnisme au cubisme. L’étape parisienne présente une soixantaine de pièces dont les fleurons de ce fonds que sont Champ de coquelicots près de Vétheuil de Monet, Le Semeur au soleil couchant de Van Gogh et, évidemment, le chef-d’œuvre incontesté de la collection : Le Garçon au gilet rouge de Cézanne.
Isabelle Manca
« La collection Émil Bührle, Manet, Degas, Renoir, Monet, Cézanne, Gauguin »,
jusqu’au 21 juillet 2019. Musée Maillol, 61, rue de Grenelle, Paris-7e. Tous les jours de 10 h 30 à 18 h 30, le vendredi jusqu’à 20 h 30. Tarifs : 13,50 et 11,50 €. Commissaire : Lukas Gloor. www.museemaillol.com
Pour la première fois depuis son legs au Musée Solomon R. Guggenheim de New York, en 1978, la collection Thannhauser quitte exceptionnellement l’établissement américain le temps d’une tournée européenne. Après une étape à Bilbao et avant une escale à Milan, les tableaux du célèbre marchand d’art moderne prennent leurs quartiers à Aix-en-Provence. L’exposition fait logiquement la part belle à l’enfant du pays et artiste de prédilection du collectionneur allemand : Cézanne. La totalité des œuvres de Cézanne ayant appartenu aux Thannhauser est ainsi réunie, dont des tableaux qui reviennent pour la première fois dans la ville où ils ont été peints comme les Carrières de Bibémus. L’exposition dévoilera d’autres pièces maîtresses de cette collection comme le célèbre Moulin de la Galette de Picasso.
Isabelle Manca
« Chefs-d’œuvre du Guggenheim, de Manet à Picasso, la collection Thannhauser »,
du 1er mai au 29 septembre 2019. Hôtel de Caumont, 3, rue Joseph-Cabassol, Aix-en-Provence (13). Tous les jours de 10 h à 19 h. Commissaire : Megan Fontanella. www.caumont-centredart.com
Le Couple de collectionneurs danois, Wilhelm et Henny Hansen ont constitué au début du XXe siècle une prestigieuse collection de peintres impressionnistes et postimpressionnistes sur un principe particulier : acquérir douze œuvres de chacun des plus grands, de Corot à Redon. Les soixante œuvres exposées par la Fondation Gianadda représentent les grands thèmes de la collection Hansen : paysages, portraits, natures mortes, mais l’intérêt de l’accrochage porte sur la relation sensible qui se crée entre les œuvres et l’alternance de toiles mythiques et avec d’autres moins connues. Il y a certes plusieurs paysages de Corot, dont le Pont de Mantes et un insolite Hamlet et le Fossoyeur, suivi d’un fond de paysage forestier de Monet Le Parvis de Chaville, prêt à accueillir les personnages du Déjeuner sur l’herbe. Après deux versions nacrées des Baigneuses de Cézanne, on admire deux œuvres de Renoir, une touchante étude peinte du Moulin de la Galette et Une femme dans l’herbe aux touches soyeuses et ondoyantes. Il y a également deux natures mortes remarquables, une Corbeille de poires de Manet, petit chef-d’œuvre vibrant, et une Nature morte de Redon, inhabituelle par son réalisme et par son sujet. Des douze œuvres de Gauguin rassemblées par le collectionneur, huit sont ici présentes, toutes d’un même intérêt symbolique et d’une même splendeur chromatique, que l’on cite Les Arbres bleus, d’une veine proche du Talisman de Sérusier, le hiératique Portrait d’une jeune fille, Vaïte ou cette étude intimiste intitulée La petite rêve. De Courbet, l’on retient une scène hivernale, Le Change, épisode de chasse au chevreuil, aux singulières disparités formelles et physiques. Mais la palme de la singularité revient à cette scène de genre de Degas : Cour d’une maison aux couleurs étonnamment bistre avec cette petite fille qui tourne la tête vers le spectateur…
Lina Mistretta
« Trésors impressionnistes. La collection Ordrupgaard »,
jusqu’au 16 juin 2019. Fondation Pierre Gianadda, rue du Forum 59, Martigny (Suisse). Tous les jours de 10 h à 18 h. Tarifs : 15 et 8,50 €. Commissaire : Anne-Birgitte Fonsmark. www.gianadda.ch
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La philanthropie au XXe siècle : tout un art
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°722 du 1 avril 2019, avec le titre suivant : La philanthropie au XXe siècle : tout un art