PARIS
Elle dirige une des plus grosses agences de production artistique parisienne. Lui bâtit en Espagne un programme immobilier mêlant l’art et l’architecture. Ensemble, ils s’occupent de leurs deux galeries, l’une à Paris, l’autre à Madrid, et de leurs trois enfants.
En 1995, alors qu’ils étaient en troisième année d’école de commerce à Londres, l’exposition Yves Klein, à la Hayward Gallery, servit de cadre à leur premier rendez-vous. La culture les a donc réunis : lui, issu d’une famille parisienne de promoteurs immobiliers ; elle, dont les parents étaient à la tête d’une agence de publicité madrilène… L’année suivante, à New York, Eva Albarran fait le choix d’un master sur l’art américain, Christian Bourdais effectue un stage à l’Organisation des nations unies. « Il était plus orienté humanitaire », commente-t-elle. « J’avais envie de donner du sens aux choses », explique l’intéressé. Tandis qu’il s’engage en Afrique auprès d’Action contre la Faim, elle repart à Madrid travailler chez la galeriste Juana de Aizpuru. Leurs chemins auraient pu se séparer là.
Mais ils se rejoignent à Paris, où Eva intègre la galerie Marian Goodman. Très vite elle décide, pour « accompagner les artistes », de se lancer en indépendante. Elle sera celle qui aide à bâtir les projets des autres. En baroudeur doué pour le business, Christian monte une boîte d’antiquités et de décoration pour laquelle il quadrille l’Asie, remplissant des conteneurs de statues Jaraï du Vietnam, de suzanis brodés d’Ouzbékistan, de laques birmanes… L’ethnique est à la mode. Ils voyagent sans cesse avant la naissance de leurs deux filles (aujourd’hui âgées de 14 et 8 ans) et d’un garçon (12 ans) qu’ils emmènent cependant « partout » avec eux.
Christian continue pendant quelque temps d’explorer le vaste monde, Eva défriche en pionnière les perspectives de la production artistique déléguée, un métier émergent, comme l’est la nouvelle scène française de l’art contemporain : Pierre Huyghe, Philippe Parreno, Dominique Gonzalez-Foerster, Xavier Veilhan, font, entre autres, appel à ses services. Elle s’occupe des contrats, gère la partie administrative et juridique, rend possible des réalisations techniquement complexes. Car l’art voit de plus en plus grand. Pierre Huyghe part à la recherche d’une île imaginaire dans l’Antarctique ; c’est Eva Albarran qui produit en Autriche, à Bregenz, l’exposition rendant compte de son expédition, comme elle produit Bourek d’Adel Abdessemed, un avion de ligne replié sur lui-même à la façon d’une pâtisserie algérienne. Elle écoute, trouve des solutions, garde la tête froide. « C’est une véritable collaboration, un apport crucial, affirme Felice Varini, client fidèle depuis 2010. Cela m’allège considérablement. »
Eva Albarran a aussi su s’imposer sur le terrain de la commande publique, renouvelant discrètement depuis 2011 un véritable tour de force en assurant la production de la Nuit Blanche. La Ville de Paris choisit le directeur artistique, qui sélectionne les artistes et les sites du parcours. À la production déléguée ensuite de gérer l’enveloppe allouée – un peu plus d’un million d’euros – et de mettre en place les projets invités. Le marché est attribué sur quatre ans ; les effectifs d’Albarran & Co doublent entre février et octobre jusqu’à atteindre une vingtaine de collaborateurs. Chaque année, c’est reparti : repérages nocturnes, phases de test, demandes d’autorisation à la préfecture, équations impossibles… Le stress ? « Malgré l’expérience, il est toujours là », avoue-t-elle en tirant une bouffée de sa cigarette électronique. Sans compter que parmi les gros chantiers en cours, il y a aussi le volet culturel du Grand Paris, sous la direction de José-Manuel Gonçalvès, seul depuis que son binôme Jérôme Sans a jeté l’éponge. « Il faut très bien s’entendre pour arriver ensemble au bout de ce genre de projets, très longs et très lourds à porter administrativement », glisse Eva Albarran. Inutile d’attendre de plus amples confidences : sa ténacité d’entrepreneuse va de pair avec une réserve désarmante.
Dans le couple, c’est Christian le communicant. À lui la volubilité et les châteaux en Espagne échafaudés à voix haute : en 2010, il a réinvesti le produit de la vente de ses baux commerciaux dans l’achat de 80 hectares en Aragon – à deux heures de Barcelone. L’idée ? Faire construire au cœur d’un parc naturel une dizaine de résidences secondaires, comme autant de cartes blanches confiées à la jeune garde des architectes. Deux villas spectaculaires sont déjà sorties de terre, les premières de son programme intitulé Solo Houses ; leurs images, immédiatement fortes, ont fait le tour du monde des couvertures de magazines sur papier glacé, jusqu’au Brésil et en Corée du Sud. La première, signée de l’agence d’architecture chilienne Pezo Von Ellrichshausen, s’est vendue « en deux heures » ; la deuxième, de l’agence belge Office KGDVS, est à louer. Car le projet a évolué : un hôtel est également prévu, pour autant que Christian Bourdais parvienne à convaincre un investisseur capable de mettre plusieurs millions sur la table. À terme, le site comprendra un jardin dessiné par le paysagiste Bas Smets dans lequel seront disposées des sculptures. Nature, art, architecture : il s’agit de créer « une destination unique ». Hans-Ulrich Obrist, dénominateur commun universel des entreprises culturelles légèrement mégalos, est bien sûr dans la boucle, comme consultant.
Chacun est donc occupé à ses chantiers, mais Eva et Christian partagent leurs angoisses, leurs enthousiasmes et leurs rêves. Le dernier en date : ouvrir ensemble une galerie. Le projet a d’abord pris la forme, dans le Marais, d’un espace consacré aux œuvres d’architectes. En février dernier, leur ambition commune s’est précisée avec l’inauguration, à Madrid, d’une galerie d’art contemporain. C’est Christian Boltanski qui a encouragé Eva à franchir le pas. Ils se sont connus sur le montage de Monumenta ; l’année suivante, l’aventure du pavillon français de la 54e Biennale de Venise, pour lequel Eva a décroché un financement providentiel auprès de Citroën, a scellé leur amitié. Depuis, le professionnalisme de la productrice l’a rendue « indispensable »à l’artiste qui confie à l’agence l’ensemble de ses expositions et de ses réalisations. « Si Eva reste dans la production, dans dix ans elle se sentira un peu spoliée de son destin, estime Boltanski. Alors qu’avoir une galerie, c’est s’inscrire dans l’histoire de l’art. » D’autant qu’Eva Albarran aligne une jolie brochette d’artistes, d’Angelika Markul à Ugo Rondinone, de Bertrand Lavier à Dominique Gonzalez-Foerster… tous sont passés par son agence. Adel Abdessemed rejoint également la galerie. En septembre, Christian Boltanski sera à l’affiche avec une création et une installation jusqu’ici peu montrée. Un an avant sa rétrospective au Centre Pompidou, voilà un joli cadeau de naissance pour la galerie Solo.
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Eva Albarran et Christian Bourdais un duo sur partition solo
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°506 du 7 septembre 2018, avec le titre suivant : Eva Albarran et Christian Bourdais un duo sur partition solo