Suisse - Foire & Salon - Galerie

NÉCROLOGIE

Eberhard Kornfeld dans l’ombre portée d’Art Basel

Berne, Suisse. Les fées qui se sont penchées en 1968 sur le berceau de la foire Art Basel étaient officiellement au nombre de trois : les galeristes Ernst Beyeler, Trudl Bruckner et Balz Hilt. Officieusement, elles furent quatre car ce serait oublier le rôle déterminant que joua un jeune marchand d’art dans la destinée de la foire : Eberhard W. Kornfeld.

Sur proposition d’Ernst Beyeler, la Foire de Bâle prend place en juin dès sa création (1970), pour se caler sur les ventes de juin de la maison de ventes Kornfeld et profiter de la présence à Berne de nombreux acheteurs étrangers, en particulier américains.

Né à Bâle en 1923, Eberhard W. Kornfeld s’est éteint le 13 avril 2023 à Berne à quelques jours de fêter ses 100 ans. Soixante-dix ans durant, l’homme avait multiplié les métiers et vocations : commissaire-priseur, marchand d’art, éditeur, collectionneur et mécène. Avec lui disparaît, comme l’observe l’historien de l’art suisse Marc Fehlmann, « le dernier géant de l’âge d’or du commerce de l’art suisse ». Près de 100 000 œuvres ont été vendues sous sa direction. Actif jusqu’à un âge avancé, resté jusqu’au bout une « encyclopédie vivante », comme en témoigne l’artiste et intime Alois Lichtsteiner, il suivait de près les affaires de sa maison de ventes, apparaissant une dernière fois aux vacations de juin 2022 à Berne.

Tout avait commencé en 1945 au sein de l’étude August Klipstein de Berne, spécialisée en gravures : le jeune Bâlois passionné par les arts graphiques y fut engagé le temps d’un stage. Ces années de formation sont fructueuses, son œil s’aiguise et l’ascension est rapide. En 1951, à l’âge de 28 ans, il dirige sa première vente aux enchères, celle de la collection parisienne d’œuvres graphiques Rouart, et surtout il reprend les rênes de l’affaire car son associé Klipstein vient de mourir subitement. La Maison Kornfeld devient alors au fil des années l’une des maisons de ventes les plus renommées de Suisse. Des expositions sont régulièrement organisées à la villa Thurnau, cette villa patricienne à l’entrée de Berne devenue le siège de la maison en 1981, et « Ebi » Kornfeld soigne ses relations d’affaires qui virent à l’amitié avec des artistes comme Chagall, Picasso, Alberto Giacometti, Jean Tinguely et Niki de Saint Phalle, Sam Francis. Il mène également de front une carrière éditoriale, publiant des catalogues raisonnés – Paul Signac, Paul Gauguin, Paul Klee et Max Beckmann ainsi que le catalogue raisonné des estampes de Pablo Picasso en sept tomes – et rédigeant des ouvrages de référence, telle une biographie de Ludwig Kirchner auquel il voue un grand intérêt. Mécène actif, il s’engage dans la fondation en 1982 du Musée Kirchner à Davos, dans cette station de montagne huppée des Grisons où le peintre se suicida en 1938.

Une fantastique collection et quelques ombres au tableau

Collectionneur, Eberhard W. Kornfeld le fut aussi toute sa vie : sa collection de gravures de maîtres anciens comme modernes comptait deux noyaux durs, Rembrandt et Kirchner. Sa collection personnelle, estampillée « EWK », a été régulièrement exposée dans les musées et en particulier en 2009 à l’Albertina de Vienne. Contrairement à son ami Ernst Beyeler, sans descendance directe, il n’envisagea pas de fondation ou de musée mais ses largesses profitèrent à de nombreux musées, entre autres le Kunstmuseum de Bâle (auquel il légua sa collection de gravures de Rembrandt) ou le cabinet d’arts graphiques de Dresde. Selon la presse suisse, ses héritiers devraient mettre en vente sa collection sur le marché de l’art.

Ombres au tableau dans cette riche et intense carrière : ses liens d’affaires avec le marchand d’art nazi Hildebrand Gurlitt puis son fils Cornelius. Misant sur la discrétion de ses contacts et avare en révélations, c’est pourtant bien lui qui semble avoir été à la manœuvre derrière le legs spectaculaire de la collection Gurlitt au Kunstmuseum de Berne en 2013. Enfin, sa légèreté dans son rôle d’intermédiaire dans la vente de biens qui se sont révélés plus tard comme spoliés a pu être pointée du doigt, tant par le rapport de la Commission Bergier en 1992 que par les tribunaux de Genève et New York en 1998 et 2018. Ces derniers butèrent sur le silence du marchand d’art dans des affaires prescrites concernant des œuvres d’Egon Schiele confisquées par le régime nazi et réclamées par les descendants.

Ces informations sont néanmoins loin d’assombrir l’image de « grand seigneur des arts », fait chevalier de l’ordre des Arts et des Lettres en France en 1991 après avoir reçu le Bundesverdienstkreuz en Allemagne en 1984. Le côté pionnier de cette personnalité qui contribua à placer un pays encore balbutiant en matière de commerce d’art sur la carte du monde continue d’être saluée par des personnalités de tous bords en Suisse.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°613 du 9 juin 2023, avec le titre suivant : Eberhard Kornfeld dans l’ombre portée d’Art Basel

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