Beaucoup de photographies, d’affiches et de cinétracts ont été produits durant les mois de mai et juin 1968. Cinquante ans après, les expositions organisées dans le cadre des commémorations de l’événement apportent un nouveau point de vue sur la construction des icônes visuelles de cette période.
Les 50 ans de Mai 68 n’échappent pas aux commémorations. Depuis le mois de mars et jusqu’à la fin de l’été, la profusion d’expositions et d’ouvrages tranche avec les dernières célébrations de 2008, nombre d’institutions nationales ayant été soumises à la consigne du président de la République Nicolas Sarkozy de ne consacrer aucune exposition au sujet – le Musée des beaux-arts de Dole avait été alors l’un des seuls à ne pas la respecter.
Pourtant, il apparaît aujourd’hui que les commémorations successives de Mai 68 ont fabriqué de nombreuses icônes, en témoigne, cinquante ans après, le travail des historiens et des conservateurs. L’ouverture d’une partie des archives des services de l’État, conjointement, à la possibilité d’accéder à des fonds privés jusqu’à présent inexplorés, déplace les points de vue, tout en en faisant émerger de nouveaux. Le régime de communicabilité des Archives nationales qui ouvre l’accès aux documents produits alors par la présidence de la République et par les ministères permet notamment d’aborder les événements sous l’angle nouveau du pouvoir.
Le site parisien des Archives nationales raconte ainsi de manière chronologique la manière dont l’État a réagi au fur et à mesure des journées de protestation ou de grèves. Sur le site de Pierrefitte, ce sont les voix de la contestation qui se font entendre à partir de fonds d’archivistes ou de militants. Aux Rencontres d’Arles, l’exploration approfondie des archives de la préfecture de police de Paris, elle aussi jamais entreprise, révèle la vision des forces de l’ordre des manifestations. Au festival ImageSingulières, à Sète, « Mai 68 vu par les photographes de France-Soir» extrait quelques images marquantes des fonds du quotidien qui comptait sept éditions par jour et plus de vingt photographes salariés !
Violence des confrontations entre étudiants, ouvriers et policiers, réveil sonné d’une capitale après une nuit d’affrontements…, l’histoire passe progressivement des témoignages d’acteurs ou de témoins de l’événement à une période décryptée par des historiens qui, pour la plupart n’étaient pas nés (ou à peine) en 1968. Les approches, les perceptions, les analyses tranchent par conséquent avec celles précédemment produites.
« Une image se construit dans le temps », rappellent ainsi Audrey Leblanc et Dominique Versavel. « C’est à la faveur des anniversaires décennaux que s’est façonnée une image de Mai 68. Motifs récurrents, icône et graphisme noir, blanc et rouge ont été, et sont encore aujourd’hui, au cœur de la construction médiatique et culturelle, alors que la production visuelle est aussi en couleur », démontrent, preuves à l’appui, les commissaires de l’exposition « Icônes de Mai 68, les images ont une histoire », à la BnF. Plonger dans les archives d’agence, mais surtout dans celles des photographes, dévoile par ailleurs bien plus d’images d’occupations d’usine, ou plus largement de lieux de travail, et du quotidien des gens que n’en a retenues jusqu’à présent l’iconographie des événements. La photographie couleur ou une photographie noir et blanc ne crée pas le même rapport aux événements. Le noir et blanc magnifie les luttes, les attitudes ou les gestes de rébellion et forme des chorégraphies explosives, voire romanesques.La réduction du spectre à telle ou telle image trouve toutefois d’autres explications que leur valeur esthétique. Et Audrey Leblanc de reconstruire la chaîne qui, « in fine, a créé une représentation dominante ». « Cette réduction a engagé une série d’acteurs, une série de sélections qui, associées au droit à l’image à payer pour diffuser telle ou telle photographie, ont joué un rôle déterminant dans le processus », note l’historienne en prenant pour exemple la photographie de Gilles Caron de Daniel Cohn-Bendit face à un CRS qui ne fut pas publiée par la presse durant les événements, ni même après. Ce jour-là, au pied de la Sorbonne, autour de Daniel Cohn-Bendit se pressent bien d’autres photographes dont les images retiendront à l’époque plus l’attention des médias que celle de Gilles Caron : « C’est la disparition le 5 avril 1970 du célèbre photographe de Gamma au Cambodge, et les expositions successives, à commencer par celles de son agence, qui ont fait émerger cette photographie qui s’est imposée en icône », démontre-t-elle.
Dans le catalogue de l’exposition, Audrey Leblanc et Dominique Versavel ne mâchent d’ailleurs pas leurs mots : « Associer Gilles Caron à la couverture de Mai 68 a permis de lui attribuer une place de choix dans l’histoire du photojournalisme français et d’assurer la valorisation symbolique et économique de son fonds d’images en agence : le récit est construit – le meilleur photographe de la meilleure agence a produit l’icône du plus grand événement français de la seconde moitié du XXe siècle – et devient l’histoire de la photographie de presse et de la représentation de Mai 68. » Que l’on ne s’y trompe pas. Il ne s’agit pas pour les deux commissaires de remettre en cause la qualité intrinsèque du portrait : « Notre propos est de décortiquer les systèmes de valorisation d’une image qui se sont construits a posteriori», précise Audrey Leblanc.
Déconstruire, éclairer autrement la participation des artistes et leur rôle durant Mai 68 : aux Beaux-Arts de Paris, la lecture politique des images produites à cette époque par les peintres de la Figuration narrative induit autant leur recontextualisation que la narration de ce qui est à l’œuvre dans leurs créations. La production de peintures – rares durant ces deux mois, les artistes étant dans les ateliers populaires et dans la rue –, mais surtout la création d’affiches de l’Atelier populaire de l’École des beaux-arts de Paris ne peuvent être de fait dissociées de l’adhésion de leurs auteurs aux mouvements d’extrême gauche ou leur affiliation au parti communiste, et de leur corollaire, « l’importance de soumettre l’art à des préoccupations idéologiques plutôt qu’esthétiques », comme le rappellera à plusieurs reprises Eduardo Arroyo.
S’intéresser autant au fonctionnement de l’Atelier populaire des Beaux-Arts qu’aux slogans et aux affiches que ce dernier a produit de manière collective et anonyme conduit à montrer en particulier la très grande organisation et l’esprit qui prévalent à son fonctionnement. L’heure n’est, en effet, pas à la revendication de la création d’une affiche, comme le feront plus tard des artistes. Domine alors, plus que tout, la collectivisation des pratiques artistiques (incarnée par des artistes comme Eduardo Arroyo, Gilles Aillaud ou la Coopérative des Malassis). La réalisation d’affiches pour les grévistes de l’usine Renault de Flins ou de Lip imprime les positions et les engagements politiques de leurs protagonistes, leur rapport constant à l’actualité.
Le style des affiches de Mai 68 produites par l’Atelier populaire des Beaux-Arts de Paris se veut lisible immédiatement, explicite par souci d’efficacité politique. « Les bases techniques étaient rudimentaires : une seule couleur, un aplat, un mot d’ordre et une image lisibles par tout le monde, un tampon et allons-y. Parfois avec de l’humour, parfois avec de la gravité », raconte Gérard Fromanger dans le livre d’entretien à paraître ce mois-ci avec Laurent Greilsamer [Fromanger : de toutes les couleurs, Gallimard]. La figure du général de Gaulle faisant le salut nazi ou d’autres représentations du président de la République s’invitent dans les attaques frontales contre le pouvoir.
En peinture, la représentation de la guerre du Viêtnam est au centre des créations picturales. Les Hommes rouges d’Henri Cueco, La Bataille du riz de Gilles Aillaud, American Interior n°5 d’Erró ou Exercice de camouflage de Pierre Buraglio en témoignent. Réalisés en 1968, ces tableaux donnent à voir et à entendre des peintres en lutte, des œuvres militantes. Les figures de Mao, du Che ou de Castro et les scènes défendant la cause palestinienne ou sud-américaine qui émergent quelque temps plus tard le font tout autant. « Des formes actualisées de réalisme socialiste fondées sur une relation serrée par des images photographiques s’inventent. Des peintres abstraits comme Pierre Buraglio ou Louis Cane s’alignent un temps sur le mouvement », souligne l’historien de l’art Éric de Chassey, co-commissaire de l’exposition « Images en lutte » aux Beaux-Arts de Paris.
Création, contestation et action sont indissociables. « Le salon annuel de la Jeune peinture, fondé en 1950 et réservé aux artistes de moins de 35 ans, a été à la fois la matrice et le lieu de confrontation des différentes tendances de l’art politisé du tournant des années 1970 », rappelle Éric de Chassey. Mais « si quelques artistes s’étaient engagés politiquement dès le début des années 1960, notamment à cause de la révolte contre les horreurs de la politique coloniale occidentale, de la torture en Algérie au napalm au Viêtnam, les événements de Mai 68 et le sentiment que la révolution est à deux doigts d’y triompher font de l’engagement un phénomène massif parmi les jeunes artistes. »
Faire œuvre commune pour une cause trouve également au cinéma sa propre incarnation. Cette attitude a déjà mobilisé en 1967, autour de Chris Marker, Jean-Luc Godard, Joris Ivens, William Klein, Claude Lelouch, Alain Resnais et Agnès Varda pour la réalisation de Loin du Viêtnam. « Comme pour beaucoup d’autres, Chris Marker et Jean-Luc Godard font le pari de la possibilité d’une révolution au cours des années 1967-1977. Et ils en tirent les conséquences à titre personnel, transformant leurs pratiques, leurs manières d’exister et de travailler comme cinéaste », relève le critique historien du cinéma Jean-Michel Frodon, co-commissaire de la rétrospective Chris Marker à la Cinémathèque.
Si l’année 1967 marque le début des années militantes pour le cinéaste de La Jetée, les mois de mai et juin 1968 voient la création de cinétracts, des « films muets de 2 minutes 44 secondes, à thème politique, social ou autre, destinés à susciter la discussion et l’action », comme Chris Marker le définit dans ses instructions ronéotypées et diffusées en usine pour que les ouvriers s’en emparent. « Il ne s’agit pas seulement de construire une lecture politique des événements, mais aussi de construire une façon de travailler nouvelle, à rebours des normes hiérarchiques et individualistes du cinéma », explique Jean-Michel Frodon.
Les nombreuses photographies que Chris Marker réalise des manifestations rejoignent au montage les autres images produites par des anonymes ou par Alain Resnais et Jean-Luc Godard, cinéastes déjà renommés. La diffusion des cinétracts et leur projection s’organisent dans les lieux de travail ou de loisirs qui le souhaitent. Ils sont des outils de réflexion, de débat, de dénonciation. Chris Marker photographie, à ce moment-là, beaucoup plus qu’il ne filme. Manifestations, slogans sur les murs, etc., les planches-contacts montrent l’ampleur de la production tandis que son opposition farouche à lever le voile sur les auteurs des cinétracts témoigne de l’importance, à ses yeux, de l’anonymat.
Les femmes sont toutefois les grandes absentes de cette fabrique des images. Les pools de photographes des agences de presse n’en comptent pas. On n’en retrouve pas davantage parmi les artistes. Janine Nièpce est l’une des rares femmes à compter parmi les photographes indépendants. Mai 68 distille en creux le machisme profond d’une époque. Jusqu’à présent, on pouvait l’avoir oublié. Sans crier gare, ce retour sur image le met plus que jamais en évidence.
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Mai 68 la fabrique des images
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°712 du 1 mai 2018, avec le titre suivant : Mai 68 la fabrique des images