Picasso, Masson et, surtout, Lam ont nourri leur art de leur amitié avec le poète martiniquais, apôtre de la « négritude » et proche de Breton.
C'est une histoire encore méconnue mais pourtant décisive dans le parcours de quelques figures intellectuelles parisiennes. Un mois durant, Fort-de-France, en Martinique, est devenue pour André Breton, Claude Lévi-Strauss, André Masson ou Wifredo Lam un refuge qui s’est aussi mué en lieu d’émulation créatrice. Non que ces derniers ne se soient rendus là-bas délibérément. L’île des Antilles était alors occupée par la marine française et la police de Vichy y faisait régner l’ordre. Mais tous y ont fait escale, après avoir embarqué de Marseille en 1941, fuyant le nazisme grâce à l’Emergency Rescue Committee. Pilotée par un étrange personnage, l’américain Varian Fry, cette association a permis à plusieurs centaines d’intellectuels et d’artistes européens de rejoindre les États-Unis et d’échapper aux persécutions.
Hasard
En Martinique, même s’il est placé en liberté surveillée, André Breton va découvrir une île enchanteresse et un climat intellectuel fécond. Le hasard tient aussi toute sa place dans cette histoire. Un matin, alors qu’il se rend dans une mercerie acheter un ruban pour sa fille Aube, le chef de file du surréalisme met la main sur une revue de poésie. Pensant trouver dans les colonnes de Tropiques un régionalisme rafraîchissant – la revue a alors été autorisée par la censure pétainiste –, il reçoit une onde de choc en lisant les phrases d’un jeune professeur, Aimé Césaire, ancien boursier en hypokhâgne au lycée Louis-le-Grand, à Paris, et dénonciateur du « drame de la colonisation ».
La rencontre va suivre rapidement. Avec son épouse Suzanne, Aimé Césaire guide Breton et ses acolytes, dont Masson et Lam, dans les méandres de la culture antillaise. La visite de la forêt d’Absalon, lieu mythique où des esclaves se seraient suicidés pour échapper à l’esclavage, les ébranle. Martinique charmeuse de serpents, publié par Breton et Masson après la guerre, en relatera l’expérience. Proche du surréalisme sans en être, Césaire se trouve quant à lui conforté dans sa volonté de renier la Caraïbe bourgeoise et aliénée. Tous resteront en contact après la guerre. Sans être présent, Picasso participe aussi de cette histoire. Si Césaire ne le rencontrera qu’après la guerre, Lam le connaît depuis 1938. Fuyant la guerre civile espagnole, pays où il était arrivé en 1923 grâce à une bourse d’étude, le peintre cubain se réfugie à Paris. Sur recommandation du sculpteur Manolo, il y rencontre le maître, de vingt ans son aîné. Les deux hommes partagent la même langue – Lam ne parle pas français. Là encore, le choc est immédiat. Picasso l’encourage et lui fait rencontrer le milieu artistique parisien, Éluard et Breton, mais aussi celui qui va devenir son galeriste, Pierre Loeb, qui l’expose dès 1939. « Entre Picasso et Lam, il n’y avait nul rapport de maître à élève, mais une amitié très forte. Picasso parlait de lui comme de son « cousin » », raconte Eskil Lam, fils de l’artiste et responsable de ses archives. C’est à Picasso que Lam confie ses œuvres lorsqu’il part pour Marseille. Elles seront déposées plus tard à Châtillon chez un ami commun. Lam les y retrouvera après la guerre, « à l’exception de quelques tableaux prélevés par Dora Maar », souligne Eskil Lam.
Esprit de révolte
C’est au fruit de ces rencontres que se consacre l’exposition « Aimé Césaire, Lam, Picasso » au Grand Palais, à Paris, montée dans le cadre de l’« Année des outre-mer ». Son organisation dans des délais très contraints l’a logiquement privée de quelques œuvres, mais qu’importe, l’essentiel y est. Pour Lam, c’est d’abord la création d’une série de dessins, commencée à Marseille et achevée sur le bateau pour les Antilles, destinée à illustrer un long poème de Breton, Fata Morgana. L’expérience martiniquaise sera aussi l’inspiratrice d’une série dédiée à la forêt, exécutée à Cuba, son pays natal. Lam doit y repartir rapidement en 1941. Il y redécouvre sa propre culture, partageant avec Césaire un même esprit de révolte face au drame colonial. Les solidarités ne sont pas rompues par l’éloignement. Depuis New York, Breton s’occupe d’organiser l’exposition monographique de Lam chez Pierre Matisse, à laquelle le peintre ne peut se rendre, faute de visa. La Jungle, premier tableau acquis par un musée, le Museum of Modern Art de New York (non présenté au Grand Palais) témoigne de cette nouvelle liberté de peindre. Depuis les États-Unis, Breton appuie également Césaire, qui lui adresse des enveloppes de manuscrits, dont ceux de Tombeau du soleil.
Destins croisés
Après la guerre, tous se retrouveront épisodiquement. Devenu homme politique, Césaire se rend régulièrement à Paris. Il ne rencontre Picasso qu’en 1948, lors du congrès des intellectuels pour la Paix, en Pologne. Naîtra alors Corps perdu, rare recueil de poèmes de Césaire illustrés par Picasso, publié en 1949 à 207 exemplaires – et aujourd’hui réédité (1). Césaire formule alors un vœu : que Picasso conçoive un monument en hommage à l’abolition de l’esclavage, qui ne verra jamais le jour mais dont le peu prêteur Musée Picasso, à Paris, conserve jalousement les archives. Quant à Lam et Césaire, les retrouvailles créatives auront lieu peu avant la mort du peintre. En 1981, ils réunissent textes et gravures pour publier Annonciation, émouvant épilogue de ces destins croisés au milieu d’un siècle troublé, dont Lam ne verra pas l’achèvement.
(1) Césaire et Picasso, Corps perdu, histoire d’une rencontre, nouvelle édition présentée et commentée par Anne Egger, coéd. HC et RMN Grand Palais, 22,50 euros
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Césaire l’entremetteur
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €AIMÉ CÉSAIRE
Commissariat : Eskil Lam, responsable des archives Wifredo Lam ; Daniel Maximin, écrivain et commissaire de « 2011, année des outre-mer français » ; avec la collaboration de Sylvie Poujade
Scénographie : Hubert Le Gall
AIMÉ CÉSAIRE, LAM, PICASSO
Jusqu’au 6 juin, Grand Palais, Galeries nationales, 3, avenue du Général-Eisenhower, 75008 Paris, tél. 01 44 13 17 17, www.rmn.fr, tlj sauf mardi 10h-20h, mercredi jusqu’à 22h. Catalogue, coéd. HC et RMN Grand Palais, 22,50 euros
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°344 du 1 avril 2011, avec le titre suivant : Césaire l’entremetteur