En Suisse, tout comme en France, une fondation doit être d’utilité publique, mais le terme « publique » est compris dans un sens extrêmement large. Ces structures mènent dans ce pays des activités très variées dans le domaine des arts visuels. La tendance en vogue actuellement d’ouvrir des lieux où sont présentés d’importants ensembles d’œuvres d’art risque néanmoins de faire de l’ombre aux collections publiques qui se sont nourries par le passé du soutien de donateurs privés.
Comparée à la France, qui soumet toute création d’une fondation à un assez grand nombre de conditions (lire p. 16), la pratique en Suisse paraît plutôt libérale. Le but d’une telle institution doit – tout comme dans notre pays – être d’utilité publique, notion qui peut, en revanche, être relativement vaste. Il est par exemple tout à fait possible de créer une fondation pour sauvegarder une belle demeure ou pour soutenir un nombre limité de personnes. “L’utilité publique est comprise dans un sens très large”, souligne Bruno Ferrari-Visca, secrétaire général suppléant du département fédéral de l’Intérieur (DFI), chargé de la surveillance des fondations auprès de la Confédération.
En vertu des textes de lois, toute fondation a pour objet l’affectation de biens en faveur d’un organisme doté d’une mission spécifique. La fondation est constituée par un acte authentique ou par testament ; l’acte doit mentionner ses organes et son mode d’administration.
Les fondations sont placées sous la tutelle de l’administration publique dont elles relèvent. Si leur but est d’intérêt national ou international, c’est l’État fédéral qui en assure le contrôle. S’il est plutôt d’intérêt local, les cantons ou même les communes s’en occupent ; la majorité des musées qui sont issus de fondations sont ainsi sous la compétence d’autorités cantonales ou communales. Celles-ci s’assurent que les biens des fondations sont employés conformément à leur destination, et peuvent – sur proposition de l’autorité de surveillance, et après avoir entendu le pouvoir supérieur de la fondation –, modifier l’organisation de celle-ci lorsque cette mesure est absolument nécessaire pour conserver les biens ou pour respecter les objectifs du fondateur. Suivant une procédure similaire, il est aussi possible de revoir les orientations d’une fondation lorsque le caractère ou la portée de l’objet initial ont varié au point que la structure a manifestement cessé de répondre aux intentions du fondateur. De même, les charges et conditions peuvent être supprimées ou révisées si elles compromettent l’idée du fondateur.
Par exemple, une fondation peut être dédiée à la conservation d’une collection d’œuvres d’art. Si l’acte de fondation a prévu qu’aucune pièce ne puisse être vendue, mais que l’institution manque de moyens pour entretenir ses biens, cette restriction peut être modifiée afin de garantir le mieux possible le maintien de la vocation originale.
Les fondations sont tenues de délivrer tous les ans un rapport d’activité auprès de l’autorité de surveillance. Celle-ci se charge de contrôler si le but de la fondation est poursuivi. En cas d’irrégularités, elle prend des mesures qui peuvent aller jusqu’à un changement de direction, une mise sous tutelle, ou encore forcer la dissolution.
Selon Bruno Ferrari-Visca, les autorités ne sont chargées que de la surveillance – “en aucun cas, l’État ou les cantons peuvent garantir que le but d’une fondation soit maintenu”. Mais dans le cas d’une institution dont l’activité relève de l’intérêt fédéral – le maintien d’un héritage culturel par exemple –, les autorités peuvent tout de même prendre des mesures.
“Quand on vise un certain but, créer une fondation n’est pas toujours la meilleure solution, souligne Bruno Ferrari-Visca. C’est pour cela que nous attachons beaucoup d’importance à conseiller les futurs fondateurs. Parce qu’une fois que l’argent est engagé dans une fondation, celui qui l’a investi et sa famille n’y ont plus accès.” Ainsi, la création d’une fondation entraîne-t-elle pour son fondateur diverses restrictions.
C’est pour cette raison qu’un certain nombre de créateurs de musées potentiels ou de collectionneurs, qui souhaitaient offrir au public leurs “trésors”, choisissent d’autres statuts. Le Musée Jean-Tinguely à Bâle, par exemple, n’est pas une fondation, mais est entièrement soutenu par l’entreprise de pharmacie F. Hoffmann-La Roche AG, qui a “offert” ce musée à la ville en octobre 1996. Friedrich Christian Flick, collectionneur et futur fondateur d’un musée à Zurich, et dont les médias ont abondamment parlé ces derniers temps, a souligné dans un entretien publié dans le quotidien Neue Zürcher Zeitung (27 avril 2001), que tant qu’il serait en vie, il ne comptait pas donner ses œuvres à une fondation : “Je ne veux pas perdre le contrôle de ma collection”, a-t-il souligné.
Malgré ces exemples, beaucoup de personnes en Suisse se décident à léguer leurs biens à une fondation. Plusieurs centaines d’entre elles sous surveillance fédérale, cantonale ou communale s’occupent des arts visuels. Elles couvrent un champ extrêmement vaste et compliqué car elles ont à respecter un objectif principal. Elles peuvent aussi poursuivre plusieurs autres activités parallèlement. Elles sont fréquemment liées à des institutions étatiques ou à des initiatives privées. Malgré tout, il est possible de dégager plusieurs typologies.
Une concurrence pour les musées publics
Il en existe tout d’abord qui ont pour but de soutenir le travail d’artistes contemporains. Elles les aident à financer des projets, leur achètent des œuvres, décernent des prix, soutiennent des expositions, publient des catalogues ou trouvent des ateliers, souvent dans des pays étrangers. La plus importante dans ce domaine, Pro Helvetia, est une fondation de la Confédération active dans tous les domaines de la culture et qui dispose même d’antennes hors des frontières du pays. À côté d’autres fondations importantes qui poursuivent des buts similaires comme la Christoph-Merian Stiftung à Bâle, il existe dans ce domaine un nombre important de petites structures. La Stiftung für die Frau, par exemple, soutient la création féminine et la Stiftung BINZ39, à Zurich, aide des peintres et des plasticiens, et met à leur disposition non seulement des ateliers d’artistes, mais aussi un espace d’exposition.
Une partie des fondations helvétiques possède d’importantes collections d’œuvres, sans lieux d’exposition. Elles n’organisent que rarement des accrochages. Les œuvres de la Gottfried-Keller Stiftung (la plus importante collection de la fédération) sont prêtées à plusieurs musées en Suisse et pour des manifestations à l’étranger. Il en est ainsi de celles de la Stiftung Sammlung Emil-G.-Bührle, qui sont en grande partie présentées au Kunsthaus à Zurich, ou de celles de la Stiftung Sammlung
Dr.-Hans-Koenig à Zollikon, qui détient l’un des plus grands ensembles de sculptures en fer de la Confédération.
D’autres fondations gèrent un lieu d’exposition ou même un musée. Certaines sont spécialisées dans la création contemporaine, d’autres ont une programmation plus classique. La Max-Bill-Georges-Vantongerloo Stiftung à Zumikon, la Stiftung für konstruktive und konkrete Kunst à Zürich ou encore la Fondation Saner à Studen, disposent toutes d’un fonds d’œuvres, mais leur activité consiste avant tout à organiser des expositions non permanentes d’artistes contemporains.
Deux grandes fondations de Suisse romande sont plutôt spécialisées dans l’art dit classique. La Fondation de l’Hermitage, à Lausanne, possède des travaux d’artistes essentiellement vaudois et la Fondation Pierre-Gianadda, à Martigny, dispose entre autres d’un grand parc de sculpture. Mais les deux institutions sont surtout connues pour leurs expositions temporaires qui ont en général peu de relation avec leurs collections. En élaborant avant tout des monographies, avec les grands noms de l’histoire de l’art (Édouard Manet, Joan Miró, Pierre Bonnard, Van Gogh, etc.), la Fondation Pierre-Gianadda connaît depuis des années un succès auprès du public qui ferait rêver bien des musées.
Nombre de fondations sont créées pour promouvoir la mémoire d’artistes morts. Dans certains cas, leur activité est liée à une maison, par exemple celle dans laquelle l’artiste a vécu. Certaines œuvres y sont présentées aux côtés d’autres objets.
La Stiftung Bô-Yin-Râ à Rehetobel, par exemple, a pour but de diffuser l’œuvre du peintre Joseph Anton Schneiderfranken (1876-1943) et de sauvegarder la villa Gladiola à Massagno où l’artiste séjourna avec sa famille. La Stiftung Giovanni-Segatini a une activité similaire, conservant des œuvres du peintre et finançant l’entretien du bâtiment du Musée Segatini à St. Moritz. La Alberto-Giacometti Stiftung, à Zurich, ne dispose pas en revanche d’un lieu, mais montre des œuvres issues de sa collection dans les salles du Kunsthaus de Zurich. Il en était de même pour la Paul-Klee Stiftung qui avait déposé 2 500 œuvres de l’artiste au Musée des beaux-arts de Berne. L’institution va pourtant prochainement retirer ces pièces du Musée pour les déposer dans un nouveau lieu dédié à l’artiste et construit par Renzo Piano un peu en dehors de la ville (l’ouverture est prévue en 2005). Pour le Musée de Berne, cette décision pourrait constituer une catastrophe car il est surtout connu pour ce riche ensemble de Klee. Il perd ainsi quasiment son identité.
En Suisse, beaucoup de fondations soutiennent également des projets d’institutions – fédérale ou cantonale –, certaines étant même spécialement créées dans ce but. La Stiftung Kunsthalle Zürich, par exemple, met ainsi à la disposition du centre d’art les moyens financiers nécessaires pour la réalisation d’expositions dont les coûts dépassent le montant des subventions publiques, des versements de donateurs privés ou des membres du Kunstverein.
La Emanuel-Hoffmann Stiftung, à Bâle, détient probablement la plus importante collection suisse d’œuvres de ces dernières décennies. Elle présente principalement ces pièces au Museum für Gegenwartskunst (Musée d’art contemporain) de Bâle, qui a été édifié avec un fort soutien de cette même Fondation. Elle va toutefois bientôt également montrer des œuvres dans un lieu près de Bâle, le Schaulager, à mi-chemin entre l’espace d’exposition et le dépôt. Parmi les fondations qui possèdent de nombreuses pièces présentées en permanence dans leur espace figure la fameuse Stiftung Oskar-Reinhart à Winterthur, qui détient probablement le plus important ensemble d’œuvres allemandes hors d’Allemagne.
Les fondations qui disposent d’une collection conséquente et de leur propre lieu d’exposition – où l’on peut voir simultanément des pièces leur appartenant et des manifestations temporaires – sont plutôt rares. En premier lieu se trouve la Fondation Beyeler, à Riehen, près de Bâle. En plus de l’accrochage permanent d’œuvres de la fameuse collection du galeriste Ernst Beyeler, cette institution organise plusieurs fois par an de grandes manifestations temporaires d’une qualité digne des plus grands musées, et qui attirent un nombre considérable de visiteurs. Au vu des statistiques pour l’année 2000, la Fondation constitue aussi une forte concurrence pour les musées bâlois : elle a attiré plus de 250 000 personnes pendant que le Kunstmuseum Basel, avec sa collection renommée de maîtres anciens, n’en accueillait que 90 000.
Aussi, la tendance parmi les collectionneurs suisses et les fondations est de ne plus déposer leurs œuvres dans des musées publics, mais de gérer eux-mêmes des espaces d’exposition. À Zurich, par exemple, la Daros Collection vient d’ouvrir dans l’enceinte de l’ancienne brasserie Löwenbräu, où sont déjà installés le Museum für Gegenwartskunst fondé par l’entreprise Migros, la Kunsthalle et certaines des plus importantes galeries suisses comme Hauser & Wirth. Même si les œuvres de la collection Daros sont ici mises en valeur, la question de ce choix se pose. Ces pièces auraient pu légitimement trouver leur place au Kunsthaus et s’intégrer à un contexte historique.
Car si les collectionneurs continuent d’ouvrir des lieux, les musées publics ne manqueront pas, tôt ou tard, d’être confrontés à de sérieux problèmes. Il ne s’agit pas seulement d’une question de fréquentation. Surtout, sans dépôt ni don d’œuvres émanant de collections privées, ils s’exposeront à un affaiblissement croissant. Ce risque prend sans aucun doute racine dans la pratique libérale de la Suisse vis-à-vis des fondations.
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La Suisse, un paradis pour les fondations culturelles
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°128 du 25 mai 2001, avec le titre suivant : La Suisse, un paradis pour les fondations culturelles