BADEN / SUISSE
Confronté à une situation financière difficile, et devant restaurer son bâtiment, le Musée Langmatt met en vente trois toiles de Cézanne. Une décision contestée.
Baden (Suisse). C’est une belle villa patricienne de style Art nouveau, dessinée par Karl Moser (1860-1936) et entourée d’un parc, située au centre de la petite ville de Baden, à quelques kilomètres de Zürich. Cette « villa Langmatt », le riche industriel Sidney Brown et son épouse Jenny Brown-Sulzer en ont fait un écrin pour leur collection impressionniste, pionnière en Suisse, qu’ils constituèrent entre 1908 et 1919 : des tableaux signés Renoir, Sisley, Pissarro, Monet, Degas et Cézanne. L’ensemble de cinquante toiles a été transféré en 1987 dans une fondation, accessible au public depuis 1990, dans les murs mêmes de la villa historique avec son mobilier d’époque. L’accès à ce Musée Langmatt reste aujourd’hui quelque peu confidentiel – 18 500 visiteurs s’y sont rendus en 2022 –, mais il jouit d’une belle réputation dans le monde des collections d’art helvétiques.
Si le temps semble s’être arrêté entre les murs de la villa des Brown, le bâtiment élevé en 1901 exige aujourd’hui une rénovation complète, planifiée pour 2024 et 2025. L’opération, estimée à 19 millions de francs suisses (soit environ 19,8 M€), est financée pour un tiers par les pouvoirs publics et pour deux tiers par la fondation. Le hic ? Les finances de celle-ci ont elles aussi besoin d’un assainissement urgent : le capital de la fondation a fondu (des 12,6 MCH initiaux [soit 13,1 M€], il ne reste qu’1,8 M [1,9 M€]) et, en 2022, le déficit d’exploitation s’élevait à 700 000 CH [730 000 €]). « C’est une question de survie », assure Markus Stegmann, le directeur du musée, qui s’est mis depuis 2020 à la recherche de mécènes. En vain. Le couperet est tombé au début de l’été, ce sera donc la vente de tableaux de la collection qui viendra regonfler les finances de la fondation. « Il va de soi que la vente des tableaux est extrêmement douloureuse, mais en tant que solution de dernier recours, elle est malheureusement sans alternative. Des clarifications approfondies avec le concours de spécialistes ont montré que les 40 millions de francs suisses (près de 42 M€) nécessaires pouvaient être atteints par la vente d’un à trois tableaux, sans toucher au cœur de la collection », a fait savoir le directeur dans un communiqué de presse. Curieusement, l’alternative de l’intégration de la collection Brown à un musée existant (sur le modèle de la Collection Emil Bührle, intégrée au Kunsthaus de Zürich) ne semble pas avoir fait l’objet d’une étude très approfondie de la part de la fondation.
Fin septembre 2023, les trois tableaux signés Paul Cézanne et désignés pour la vente ont été dévoilés. Deux natures mortes, Fruits et pot de gingembre (environ 1890, estimé 33 à 42,5 M€, [voir ill.]) ; Quatre pommes et un couteau (1885, estimé 6,5 à 9,5 M€) ; et un paysage, La Mer à l’Estaque (1878-1879, estimé 2,8 à 4,7 M€) seront donc proposés à la vente le 9 novembre à New York sous le marteau de Christie’s.
« C’est la fin d’un tabou » pour l’historien de l’art Tobia Bezzola, président de la branche suisse du Conseil international des musées (Icom), interrogé par le journal Badener Tagblatt : « Le bien culturel, c’est le véritable noyau ou la substance d’une institution, il n’est pas un capital disponible pour le fonctionnement de cette institution et doit rester intouchable. »
Peut-on pour autant qualifier cette vente controversée d’« illégale » ? Rien de tel selon la juriste suisse Sandra Sykora, à la tête du cabinet Kunst und Recht : « La vente de ces tableaux est légale, car ils appartiennent à une fondation privée et celle-ci doit s’assurer que la vente ne contrevienne pas aux objectifs de la fondation, en particulier “préserver la Villa Langmatt avec son parc et sa collection d’art et la rendre accessible au public en tant que musée”. L’autorité de surveillance des fondations, qui doit s’assurer que le patrimoine de la fondation est utilisé de manière à ce que le but de la fondation soit correctement mis en œuvre, a apparemment suivi cet avis et a approuvé la vente. »
Alfred R. Sulzer, ancien président de la Fondation Langmatt et petit-neveu de Jenny Brown-Sulzer, émet quant à lui de sérieux doutes : « Selon le testament et l’acte de fondation, seuls les éléments de la collection qui ne peuvent pas être exposés ou qui ne contribuent pas à l’unité de la collection peuvent être vendus. Dans le cas d’une vente d’œuvres d’art qui doit générer un produit net de 40 millions [de francs suisses], ces conditions ne sont manifestement pas remplies. »
Reste à savoir encore si la vente est conforme aux directives éthiques de l’Icom, auquel la Fondation Langmatt adhère. Le président du conseil suisse de l’organisation internationale met en garde contre le fait que la vente d’objets de la collection du musée risquerait d’entraîner une perte de confiance du public, et il se réserve le droit de retirer le statut de membre à la Fondation Langmatt. Une menace qui ne parait guère impressionner le directeur du musée : « J’attendrais avant tout de l’association qu’elle apporte son aide lorsqu’un membre est en difficulté, et non qu’elle le menace d’une exclusion. » Interrogé par le journal allemand Die Zeit, Markus Stegmann va plus loin : « Quand il est question de survie, la réputation n’est que secondaire. »
Le public aura-t-il des chances de revoir un jour ces trois tableaux ? Si le directeur du Musée Langmatt rêve à de futurs acheteurs-mécènes qui en fassent un prêt permanent au musée, Tobia Bezzola imagine un scénario plus réaliste : « Les œuvres vont probablement finir dans un chalet à Gstaad ou dans un gratte-ciel à Dubaï. »
Fruits et pot de gingembre, c. 1890-93, 33,4 x 46,6 cm :
adjugé à 38 935 000 $
Quatre pommes et un couteau, c. 1885, 22,2 x 26,1 cm :
adjugé à 10 415 000 $
La mer à l'Estaque, c. 1879, 39,2 x 47 cm :
adjugé à 3 196 000 $
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Acculé, un musée suisse vend ses chefs-d’œuvre
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°619 du 20 octobre 2023, avec le titre suivant : Acculé, un musée suisse vend ses chefs-d’œuvre