Pontus Hulten est un pionnier des musées d’art vivant. Ami des artistes plus qu’homme d’institution, il a monté des collections et lancé des expositions dont l’impact est toujours vif.
L’hyperbole pointe irrésistiblement. La tentation de l’imparfait aussi. Car Pontus Hulten porte en lui les légendes d’une lointaine Arcadie, du temps où les musées d’art vivant étaient... vivants. Le commandeur fatigué d’aujourd’hui n’est plus le Viking au long cours d’hier. La vieillesse et les excès ont fait leur œuvre, sans rogner son envie.
Du Moderna Museet de Stockholm qu’il dirige en 1959 au Musée Jean-Tinguely qu’il crée à Bâle en 1995, le Suédois est l’homme des prémices, des projets plus que des postes. Son esprit libertaire n’est pas sans châssis : études d’histoire de l’art, ethnographie, mémoire sur Vermeer et Spinoza. Il s’intéresse aussi aux sciences et au cinéma tout en s’essayant au collage. « La grande décision de Pontus a été de ne pas être artiste, mais de les défendre », souligne son ancienne épouse, la cinéaste Anna-Lena Wibom. Un chapitre qu’élude celui qui signait sous le pseudonyme de « Bo Ek » : « Si j’avais voulu être artiste, je le serais devenu. C’est facile, on est son propre maître, on n’a pas besoin de demander un salaire ! » Sa vision de l’art est positiviste et moderniste. « Il aime mettre le nez dans tout ce qui est caché derrière l’art, notamment les recherches sur les nouveaux matériaux. Il est pragmatique de la main gauche et idéaliste de la main droite », note l’architecte Renzo Piano. Faisant ses gammes à Paris, il travaille en 1955 à l’exposition « Mouvement » sur les cinétiques à la galerie Denise René. Quatre ans plus tard, il dirige le Moderna Museet où seront présentés Sam Francis, Jackson Pollock et les premières expositions du pop art en Europe. Il braconne aussi dans les zones d’ombre, du côté de l’absurde ou sur les traces des Vandales.
Tremblement de terre
Sa collection personnelle déployée dans sa retraite de La Motte près de Gien (Loiret), reflète surtout un paysage affectif. On y retrouve ses compagnons de route Sam Francis, Jean Tinguely, Eva Aeppli et Niki de Saint Phalle. « On formait avec Tinguely une petite tribu. Je jouais le rôle de l’intellectuel, lui de l’ouvrier », rappelle Pontus Hulten. L’amitié avec Tinguely a viré au compulsif, si l’on considère le nombre d’expositions que Hulten lui a consacrées ! « C’était une relation de fascination réciproque. Pontus était alors un brillant historien un peu rigide. Tinguely, qui était d’une grande liberté sociale, l’a déniaisé. Mais c’est Pontus qui l’a amené à la lecture des anarchistes. Ils se sont construits l’un l’autre », analyse Daniel Abadie, ancien directeur de la Galerie nationale du Jeu de paume. Son parcours a aussi été ponctué de ruptures cinglantes, notamment avec Daniel Spoerri ou Agam.
Lorsque le conseiller d’État Robert Bordaz cherche un directeur pour le Musée national d’art moderne, dans le contexte du futur Centre Pompidou, son regard lorgne vers Stockholm, là où les choses bougent. L’arrivée de Pontus Hulten à Paris en 1973 est un tremblement de terre dans un jardin à la française. Une faction du musée menée par le conservateur Dominique Bozo le prend en grippe, tandis qu’un journal le qualifie de « pornocrate suédois ». Indifférent aux putschistes, Hulten comble les vides en art américain et russe et transforme un fonds provincial en collection internationale. Son entregent auprès de certains collectionneurs ou veuves d’artistes se révèle efficace. Il manque toutefois de se brûler les ailes avec l’affaire des faux Mondrian que le musée faillit acheter au mépris de toute prudence.
Pour secouer une France amnésique, Hulten consacre l’exposition inaugurale de Beaubourg en 1977 à Marcel Duchamp. « Pontus et Duchamp étaient liés dans l’idée que l’art c’est la vie. L’anarchisme de Pontus, comme celui de Duchamp, n’est pas du côté de la révolution de masse, mais de l’individu créatif et subversif », estime Jean Clair, directeur du Musée Picasso, à Paris. Le grand polyptyque des manifestations pluridisciplinaires « Paris-New York » (1977), « Paris-Berlin » (1978), « Paris-Moscou » (1979) et enfin « Paris-Paris » (1981) suit le chemin d’une modernité à rebours. Les coulisses de « Paris-Moscou » et de son revers « Moscou-Paris » (1981) seront épiques. Hulten résiste pied à pied au caviardage soviétique. « Le dialogue avec les Soviétiques était très soviétique. On s’est heurtés à des problèmes infranchissables, comme la présence de certains artistes, raconte son ancien collaborateur Stanislas Zadora. Nous n’avions pas la même conception de l’histoire. Mais Pontus savait s’imposer en détectant les sensibilités de ses adversaires. » En ce temps-là, les expositions étaient de vrais enjeux...
À l’inverse d’un Harald Szeemann, Pontus Hulten ne soliloque pas au profit de sa vision, mais se met au service des œuvres. Il mobilise aussi ses troupes sans imposer de tutelle intellectuelle. « Il sait user d’une sorte de timidité, d’une image d’ours maladroit. C’est de la frime, comme Léger qui jouait au paysan brut qu’il n’était pas », s’amuse le critique Serge Fauchereau. Une « timidité » que venaient rompre de grandes rafales de colère. Car Pontus ne capitule pas devant les problèmes. Il les contourne ou les bouscule. Pour « Territorium Artis » (1991) au Kunst- und Ausstellungshalle der BDR, à Bonn, faute d’obtenir les prêts désirés, il commande à l’artiste André Raffray des copies des Demoiselles d’Avignon, de Picasso, et du Nu descendant un escalier, de Duchamp. L’idée, que n’aurait pas désavouée Duchamp, est d’autant plus fine qu’elle s’inscrit dans la logique de Raffray. Le guérillero bute toutefois, au Los Angeles Museum of Contemporary Art (MoCA) en 1981, sur le tropisme américain : homme d’amitiés plus que de relations, il n’a pas le profil du fund-raiser [collecteur de fonds] que son statut de directeur implique. Son bilan au Palazzo Grassi, à Venise, propriété de Fiat, apparaît plus flatteur avec de brillantes expositions dont celle inaugurale, « Futurismo & Futurismi », en 1986. Quatre ans plus tard, la firme automobile lui retire la barre et se contente d’un pilotage automatique. Une erreur commune aux institutions que Pontus Hulten a lancées.
Discussion socratique
Son souffle inventif donnera une autre saveur à l’enseignement artistique en France. L’Institut des hautes études en arts plastiques naît en 1985 sur les cendres de l’Exposition universelle de Paris (1989) que Pontus Hulten devait diriger. Dix ans durant, l’école conduite par Hulten, Serge Fauchereau et les artistes Daniel Buren et Sarkis accueillera 165 artistes boursiers parmi lesquels Chen Zhen et Xavier Veilhan. Aux pédagogies desséchées, l’Institut oppose une discussion socratique, tout en suc et vif-argent. « Tout ce dont Pontus parlait, il l’avait vécu, un élément que peu d’historiens de l’art peuvent apporter », remarque l’artiste Daniel Buren. Mais les belles histoires n’ont pas toujours de happy end. Lâchée par Jacques Chirac, qui lui coupe les crédits municipaux, l’école part en quenouilles.
Que reste-t-il aujourd’hui du grand inventeur des musées modernes, égal d’un Alfred Barr (1) ? « J’espère ne pas laisser de traces, sinon ça donnera du travail à mes successeurs pour les effacer ! », ironise le patriarche, ajoutant : « Les musées sont faits aujourd’hui pour les conservateurs, pas pour les artistes. » Faiseur plus que diseur, Pontus Hulten n’a pas cachetonné à tous crins. En 2001, il gardait la main avec l’exposition chahutée sur « La vraie histoire des Vandales » (Värnamo, Suède), qu’il compte reconduire à Darmstadt. Exposée au Moderna Museet au printemps dernier, sa collection personnelle pourrait s’inviter à la Biennale de Venise en 2005. À Beaubourg, son empreinte est cimentée dans la collection, depuis les ateliers pédagogiques jusqu’aux horaires nocturnes. Mais le Centre Pompidou ne lui a rendu qu’un hommage timide cet été. Une exposition manifeste était pourtant plus indiquée qu’un dîner d’anciens combattants. Beaubourg a-t-il eu peur que le vide laissé par Pontus Hulten n’en paraisse que plus béant, ou bien que de vieilles braises d’anarchie ne secouent l’usine endormie ?
(1) Fondateur du Museum of Modern Art de New York.
1924 Naissance à Stockholm.
1959 Directeur du Moderna Museet (Stockholm).
1973 Directeur du Musée national d’art moderne (Paris).
1981 Directeur du projet du MoCA (Los Angeles).
1985 Directeur artistique du Palazzo Grassi, à Venise ; directeur de l’Institut des hautes études en arts plastiques (Paris).
1990 Directeur du Kunst- und Ausstellungshalle der BDR (Bonn).
1995 Directeur du Musée Jean-Tinguely (Bâle).
2001 Exposition sur « La vraie histoire des Vandales » (Värnamo).
2004 Exposition de sa collection personnelle au Moderna Museet.
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Pontus Hulten, conservateur de musée
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°201 du 22 octobre 2004, avec le titre suivant : Pontus Hulten, conservateur de musée