Aujourd’hui disparus, les deux peintres exposés séparément à Landerneau et à Paris, profondément attachés à la peinture figurative et expressive, entretinrent une relation autant amicale qu’artistique.
L’atelier d’un peintre fascine ; il attire comme un aimant les regards, suscite des interrogations. Antre secret où s’opère le mystère de la création et où l’on découvre les dessous de la peinture, la cuisine d’un métier, la trace des musées imaginaires et des influences digérées. Ouvert après son décès en 1992, l’atelier de Francis Bacon a révélé au grand public l’immense culture visuelle de ce peintre curieux qui regardait et dévorait toutes sortes d’images, d’origines et de temps divers. Dans l’immense bric-à-brac de l’atelier, la présence de nombreux ouvrages, photos, lettres et documents divers témoigne d’une prédilection de Bacon pour les artistes français ou vivant en France. D’Ingres à Degas et Van Gogh, de Matisse à Picasso, nombreux furent les maîtres français qui nourrirent Francis Bacon, influences directes ou échos lointains. Un regard attentif qu’il porta également sur les artistes de son temps, d’Ernest Pignon-Ernest à Vladimir Veličković, de Jacques Monory à Peter Klasen, parmi lesquels certains étaient représentés par la Galerie Lelong ou la Galerie Maeght, galeries où Bacon avait lui-même exposé.
Francophone aimant beaucoup Paris, Francis Bacon vécut et travailla par intermittence dans un petit appartement rue de Birague. C’est là, en 1975, qu’il rencontra pour la première fois Vladimir Veličković, que lui présenta la sœur du galeriste Claude Bernard. On se plaît à imaginer cette rencontre, et celles qui suivirent, à la fois magnétique et romanesque, tant le charisme des deux hommes était grand : l’un, originaire de Belgrade, à la beauté slave, dont le regard franc et vif ne semblait impressionné par personne ; l’autre, Bacon, dont l’œil fixe ne vous lâchait pas et semblait vous scruter comme un animal sa proie, un homme « au visage tordu comme dans ses tableaux » et souvent accompagné d’un « personnage frêle avec une moustache, revêtu d’une cape noire », se souvient Marko Velk, fils de Veličković, fortement impressionné, enfant, par le peintre britannique qu’il croisait avec sa mère dans la cour de Birague.
Pendant ces années parisiennes, entre 1975 et 1987, Francis Bacon témoigna d’une bienveillance amicale à l’égard de Veličković et de sa famille, partageant de nombreuses discussions, sur l’art et la vie, lors de dîners ou d’invitations à des événements culturels. Nombreuses furent les expositions de Veličković que Bacon alla voir, à la Galerie de France, chez Hervé Odermatt ou, à Londres, chez Birch and Conran. Tout comme Veličković ira voir les expositions de son aîné, chez Claude Bernard, à la Galerie Lelong ou à la Tate Britain.
Comme nous le rappelle aujourd’hui le critique d’art Jean-Luc Chalumeau, lors du récent hommage rendu à Veličković à l’École des beaux-arts, après son décès en août 2019, « le marchand Hervé Odermatt (93 ans !) a raconté que, alors qu’il exposait Veličković, Bacon était entré dans la galerie en lui disant qu’il ne voulait pas manquer de voir l’exposition car, pour lui, il était un grand peintre ». Du regard attentif qu’il portait sur ces expositions, Francis Bacon gardait précieusement la trace en conservant certains catalogues dans le bric-à-brac de son atelier. Et c’est d’un même intérêt dont témoigne le désir qu’affirme très tôt Bacon, quelques mois après s’être installé à Paris, de visiter l’atelier de Veličković. Lors de cette rencontre, le 21 septembre 1975, comme s’en souvient aujourd’hui la femme de Veličković, présente ce jour-là, Francis Bacon fut particulièrement intéressé par un grand triptyque de l’homme en marche, par le motif des rats et par les dessins qu’il regarda avec attention, confessant à Vladimir que, « comme un enfant », il ne savait pas dessiner.
Cette relation amicale et artistique fut sans doute nourrie par des centres d’intérêt communs, un attachement profond à la peinture figurative et à un fond expressionniste tourné vers la représentation du corps de l’homme en souffrance ; un certain goût pour la libération de la matière et des accidents de la peinture ; la présence (à des degrés différents chez l’un ou chez l’autre, rare ou récurrente) de certains motifs comme le corps violenté, la figure hurlante, les formes architecturales (escalier ou porte) ; un regard porté sur certains modèles ou sujets historiques, comme la crucifixion et Grünewald ou les photographies de Muybridge.
Est-ce à dire qu’il y eut influence réciproque ? Influence de l’aîné sur le plus jeune, comme certains journalistes ou critiques l’ont suggéré ? De leur vivant, les deux artistes démentaient de tels propos. Francis Bacon lui-même s’est exprimé sur cette question à plusieurs reprises, lors d’entretiens ou de discussions. En 1992, Bacon dit à Michel Archimbaud (éditions JP Lattès) : « Je ne pense pas que je l’ai influencé […], son travail s’est inspiré plutôt des photos de Muybridge. » De même, comme le racontait Veličković, lorsqu’il parlait à Bacon du rapprochement que certains faisaient entre sa peinture et la sienne, celui-ci répondait : « Ceux qui disent ça n’ont rien compris à votre peinture, et encore moins à la mienne. »
Aujourd’hui, les deux hommes nous ont quittés. Il nous reste les œuvres. Sans doute, pour qui sait vraiment les regarder, répondent-elles très clairement à cette question, mieux que n’importe quel mot. Imaginons une exposition qui réunirait les deux peintres. Bacon/Veličković. Sans aucun doute les deux œuvres, face à face, tiendraient le mur. Sans aucun doute une telle exposition révélerait comment, au-delà de certains intérêts formels ou iconographiques, les deux créateurs ont enfanté deux visions singulières de l’homme et du monde.
Comme le remarque très justement le peintre Axel Pahlavi, qui fut élève de Veličković aux Beaux-Arts de Paris et qui a particulièrement regardé l’œuvre de ce dernier comme celle de Francis Bacon : « Le mois dernier, je me suis arrêté à l’exposition de Francis Bacon à Beaubourg devant une œuvre dans laquelle je voyais comme une sorte de plongeoir taché de sang. J’ai vu qu’elle datait des années 1980. Je sais que Veličković a travaillé sur cette même forme, comme dans certains tableaux intitulés Descente. Dans mon souvenir, chez Veličković, il y a un homme qui court sur ce plongeoir. En mettant ces œuvres l’une à côté de l’autre, on se rendrait vite compte de ce qui oppose les deux artistes. Déjà à l’époque des Beaux-Arts, quand je regardais les deux œuvres, au-delà des ressemblances, je voyais surtout deux singularités. Et si, aujourd’hui, il y a des régiments complets de suiveurs de Borremans ou de Ghenie, on peut bien évidemment signaler la forte différence entre Bacon et Veličković. Il y a même peut-être une sorte d’antagonisme. Celui-ci vient du fait que Veličković est un immense anatomiste, ce qui n’est pas le cas de Bacon. » Quant à l’artiste Marko Velk, il considère que la différence entre les deux artistes vient du fait que Francis Bacon « était un peintre de l’immobile, du moment de la sensation », là où, « à l’opposé », son père « était dans le mouvement pur » ; « seul Muybridge les relie », précise-t-il.
Il est clair que, même s’ils ont parfois assimilé ou regardé les mêmes sources, il ne s’agit là que de correspondances de surface, mais celles-ci ne sont au final que des moyens aboutissant à des voies très différentes. L’érotisme inhérent à l’œuvre de Francis Bacon, comme la manière dont il réinterprète parfois les mythes païens ou chrétiens, chargés de résonances autobiographiques, sont à ce titre certainement plus proches de Picasso que de Veličković, chez qui la représentation de la nudité ou la récurrence du thème de la crucifixion s’inscrivent, souvent traitées par la neutralité de la grisaille, dans une vision plus anonyme qui tend à dépeindre l’homme dans ce qu’il a de commun avec tous les hommes. Ainsi les représentations de corps nus en mouvement ou les accouchements (avec des rats surgissant de sexes de femmes) ne sont pas « érotiques », au sens baconien, mais renvoient à l’origine de nos destinées et de nos violences. Là où Francis Bacon explore, par le portrait de ses proches et l’autoportrait, une veine intimiste qui plonge dans la vision fantasmatique d’une intériorité écorchée, l’art de Vladimir Veličković, bien qu’enraciné dans le souvenir d’une blessure intime (vision d’horreur de l’enfant face aux pendaisons d’hommes lors de l’agonie de Belgrade), se tourne plus ouvertement vers le monde et l’histoire, à travers un symbolisme où se reflète le parcours de l’homme universel, politique, tragique.
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Veličković et Bacon, dialogue d’artistes
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°730 du 1 janvier 2020, avec le titre suivant : Veličković et Bacon, dialogue d’artistes