LANDERNEAU / FINISTÈRE
À Landerneau, une rétrospective rassemble le travail tourmenté de cet artiste yougoslave disparu l’année dernière.
Vladimir Velickovic fait partie de ces artistes qui furent longtemps assimilés, par le grand public, à un style, voire à une image, devenus leur signature. Cette représentation iconique, datant des années 1970, est celle des personnages qui traversent ses toiles, toujours en train de partir, de fuir même, sans que l’on sache pour quelle raison. Les titres de deux des œuvres exposées ici, Poursuite (1977) et La Grande Poursuite (1986), ce polyptyque monumental où du fond noir surgissent des corps nus, parlent d’eux-mêmes. Parfois ces figures tachées de sang sont chassées par des rats monstrueux ; le plus souvent, toutefois, elles semblent quitter leur emplacement sans but précis, s’engageant dans une course sans issue, propulsées par une violence inconnue ne leur laissant aucun choix quant à la direction à prendre. Ces corps athlétiques, qui virevoltent et tournoient, font fi des lois de la gravité et forment un spectacle étrange et macabre, un cirque de la cruauté.
Plus que des personnes, ce sont des vecteurs dynamiques, des traces qui font jaillir à flots l’énergie de la souffrance. Cette sensation est d’autant plus frappante que ces corps semblables, dessinés avec une virtuosité exceptionnelle, n’ont pas droit à une tête et encore moins à un visage.
Pour découvrir ces visages perdus, le spectateur doit tourner le dos à La Grande Poursuite. Face à lui, une iconostase laïque, réunissant cinquante-six têtes énucléées ou des crânes grimaçants, affreusement déformés (Sans nom, 2001). Exceptionnelle dans la production picturale de Velickovic, l’œuvre a été réalisée à l’époque de la guerre entre la Serbie et la Croatie, à laquelle l’artiste, né en ex-Yougoslavie, n’a pas pu rester indifférent.
Dépouillés de toute ressemblance « trait pour trait », ce sont des métabolismes difformes en voie de désintégration lente, mais certaine. Ces visages brossés, griffés, rayés, transparaissent sous les coups de pinceau, les marques, les ratures, l’estompage des contours. Grattés jusqu’au sang, ils demeurent dans un anonymat social, hors de toute psychologie et de toute narration. Impossible de parcourir ce défilé de « gueules cassées », ces « sans nom » sans que le regard s’attarde sur les différentes expressions de la douleur, déclinées par l’artiste.
Ailleurs, le peintre ouvre souvent la chair, exhibe les organes et les viscères, enchevêtrés et noués ; il réalise une radiographie imaginaire des corps dont l’enveloppe n’est plus imperméable. Dans ce magma indescriptible, des lignes serpentines et des boucles forment des nœuds en s’enroulant autour d’eux-mêmes ; les organes perdent leur forme et fusionnent dans un développement incontrôlable. Le thème de l’attachement et de l’emprisonnement revient sans cesse à travers des figures humaines en souffrance, liées, nouées, dans l’impossibilité totale d’échapper à cette forme de torture. Pourtant, la vie n’est pas absente parmi ces images cliniques, voire mortifères. Avec Naissance fig. P (1974), le sexe de la mère a la structure d’un nœud coulissant vu comme une boucle qui s’ouvre ou emprisonne. Tout laisse à penser que pour Velickovic, il y a deux manières qui cohabitent : celle qui enserre, emprisonne et l’autre qui se déchire, se décompose.
Moderne et classique simultanément, l’artiste s’inscrit dans une tradition iconographique préexistante, en l’occurrence celle de la Crucifixion de Grünewald du retable d’Issenheim. Avec lui toutefois, aucune soumission à la représentation traditionnelle : l’épisode biblique du supplice salvateur de la chair du Christ se transforme en un carnage. En d’autres termes, un art qui paraît isolé dans une violence sans précédent, mais dont les références sont celles de la grande culture. Dans une salle au centre de l’exposition, plusieurs représentations de grand format de ce thème mettent en scène un corps nu allongé, blessé, vers lequel se précipite un immense corbeau, cet oiseau sinistre. À la vue de cette image, on est tenté de faire un rapprochement non seulement religieux, mais également mythologique : la légende de cet autre martyr universel, Prométhée, enchaîné, le foie rongé par un aigle ou un vautour.
Si l’œuvre de Velickovic place le corps dans son cœur, durant les dernières années, c’est le paysage qui se trouve au premier plan. Il ne s’agit pas toutefois d’un quelconque retour à la nature, car ces paysages de désolation, des plaines étendues à l’infini, sont des champs de bataille en feu, ravagés par la guerre et où l’on retrouve les mêmes corbeaux menaçants. Mémoire des événements récents dans son pays ? Pourtant, déjà en 1964, l’artiste peint Un champ aux oiseaux morts, une version de taille réduite, plus sobre et moins menaçante de ce même paysage. Selon Velickovic, la Seconde Guerre mondiale et ses désastres, avait déjà marqué son enfance. « C’est l’histoire qui s’est invitée dans mes tableaux », disait-il. L’histoire, mais probablement aussi une vision lucide et pessimiste du destin humain. Fasciné par la souffrance, par la mort, au risque de se laisser aller au pathos ? Sans doute. Mais, pour employer l’expression de Michel Onfray, l’artiste atteint souvent la Splendeur de la catastrophe.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°538 du 31 janvier 2020, avec le titre suivant : La peinture de la cruauté de Velickovic