PARIS
Le Centre Pompidou présente la première rétrospective en France du maître de l’art optique depuis les années 1960. Comment regarder un artiste si présent dans le paysage visuel des Français ?
Paris. Partage des formes ? Le titre de l’exposition est intrigant, voire énigmatique. S’applique-t-il au « plasticien qui entend démocratiser, en son cœur même, la création, grâce à la mise au point d’un vocabulaire formel élémentaire… qui doit permettre toutes les applications et adaptations, de l’affiche à l’architecture », comme le déclarent les organisateurs ? L’exposition elle-même suscite un autre questionnement : on hésite entre l’impact optique indéniable de cette manifestation d’une envergure exceptionnelle et la difficulté d’appréhender les œuvres, parfois trop vues pour être regardées.
Cette familiarité avec les images peut étonner quand on sait que la dernière exposition de Vasarely en France date déjà d’un demi-siècle. C’est le paradoxe de cet artiste qui fait partie du paysage visuel depuis les années 1960. Architecture, publicité, mobilier, cinéma, décoration de plateaux de télévision, sa production plastique – et systématique – fut envahissante au point de devenir pratiquement une marque déposée, immédiatement reconnaissable. De fait, Vasarely pose problème à l’histoire de l’art qui, avant Warhol au moins, acceptait mal un tel succès assumé avec panache. Ce n’est pas un simple hasard si, depuis longtemps (et le catalogue ici ne fait pas exception à la règle), la présentation de cette œuvre se voit accompagnée de textes qui tendent à la « justifier ».
L’accrochage et la scénographie, sous la houlette de deux spécialistes reconnus, Michel Gauthier et Arnauld Pierre, semblent presque parfaits. Presque, car dans certaines salles, l’avalanche de toiles aux motifs géométriques, les couleurs vives et contrastées donnent parfois le tournis. De même, les débuts de la carrière artistique de Vasarely, sans être oubliés, constituent une partie en ouverture de l’exposition, qui reste plutôt succincte.
On y apprend qu’à la différence du noyau important de nouveaux arrivants d’Amérique latine, à la base de l’Op Art et de l’art cinétique, Vasarely, Hongrois, est un « transfuge » des groupes constructivistes d’Europe centrale. Avant de s’installer à Paris, il suit les enseignements de graphisme et de publicité au Mühely, une version hongroise du Bauhaus, avec comme professeur un artiste que l’on découvre, Sandor Bortnyik. C’est d’ailleurs la publicité qu’il va pratiquer en France, avec une qualité rare chez lui : l’humour. L’affichette pour une marque de médicaments contre le rhumatisme représente un personnage qui épouse la forme de la lettre R, désarticulée et tremblante, comme une démonstration des effets de cette maladie.
Plus connue est la série des « Zèbres », entreprise en 1930, dont les rayures, sujet idéal pour jouer sur les ondes et les vibrations, annoncent déjà les effets obtenus par l’opposition d’éléments noirs et blancs, le « contraste maximum », selon Vasarely, dans les années 1950. Toutefois, le passage à l’abstraction qui, avec la science, sont pour l’artiste les symboles de la modernité, se fait par une sorte de biomorphisme inspiré par les galets vus pendant un séjour en Bretagne. « L’avenir nous réserve le bonheur en la nouvelle beauté plastique mouvante et émouvante », énonce l’artiste en 1955. C’est sur cette profession de foi dans l’innovation technique que Vasarely conclut son Manifeste jaune, publié à l’occasion de l’exposition « Le Mouvement », présentée en avril à la galerie Denise René [lire page p. 37].
Reconnu comme le chef de file de l’Op Art, l’artiste forme un alphabet plastique (Arnauld Pierre évoque un « espéranto visuel ») constitué de six formes géométriques, incrustées dans des carrés de couleur pure. Faisant appel à d’innombrables supports, introduisant le multiple, Vasarely démocratise l’art en saturant l’espace quotidien et les médias de masse. Surtout, il passe à une autre échelle, celle de la cité, en échappant aux cimaises (le tableau est un modèle en petit format) et en intégrant les formes architecturales : la gare Montparnasse, l’immeuble de RTL… L’homme ne se satisfait plus ni du simple univers terrestre, ni de l’art séculaire : « Porté par les ondes, je fuis en avant tantôt vers l’atome, tantôt vers les galaxies en franchissant les champs attractifs et repoussants », déclare-t-il.
Accents mégalo-mystiques ? Pas plus que Malevitch – à qui Vasarely rend un hommage appuyé –, qui déclare quelques décennies plus tôt : « J’ai troué l’abat-jour bleu des limitations de couleurs… dans l’abîme, j’ai établi les sémaphores du suprématisme. » Cet espace cosmique trouve son expression spectaculaire dans une salle plongée dans l’obscurité qui clôt l’exposition. Des toiles géantes, des sphères flottantes, des surfaces qui semblent incurvées forment un ensemble immersif aux allures d’Odyssée de l’espace.
En fin de parcours, la même question se pose à nouveau. Comment regarder cette production – terme que Vasarely préfère à « création » – de nos jours ? Décorative, séduisante, dégageant un parfum de nostalgie, l’œuvre continue à figurer une société d’avant-crise, où l’avenir radieux se dessinait avec des couleurs chatoyantes. Elle semble ignorer les bouleversements et reste à l’écart des interactions tendues entre l’art et la réalité. Bref, elle date. « Dans une société sans stabilité, sans unité, il ne peut se créer d’art stable, d’art définitif . » Cette phrase de Mallarmé aurait pu être le credo de l’art cinétique, si ce dernier avait été sensible au fait que la nature d’une œuvre résulte de la tension entre, d’une part, l’aléa et le chaos apparent, et d’autre part, un sens du contrôle systématique et de l’ordre. L’art de Vasarely oublie que même Mondrian, dont l’œuvre est un exemple d’organisation extrême, déclare que toute symétrie sera exclue.
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Vasarely, nos années 1960
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°518 du 1 mars 2019, avec le titre suivant : Vasarely, nos années 1960